• 8 avr 2019
  • Égypte
  • Communiqué de presse

LE PARLEMENT DOIT REJETER LES PROPOSITIONS DE MODIFICATION DE LA CONSTITUTION

Amnistie internationale appelle le Parlement égyptien à rejeter les propositions de modification de la Constitution qui porteraient atteinte à l'indépendance de la justice et étendraient la compétence des tribunaux militaires pour juger les civils. En cas d’adoption, ces modifications affaibliraient l’état de droit, saperaient davantage encore les garanties d’un procès équitable et consacreraient l’impunité pour les membres des forces armées.

Le 3 février 2019, 155 députés ont déposé un texte demandant la modification de 12 articles de la Constitution égyptienne et l’ajout de neuf nouveaux articles. Ces personnes appartiennent à différents partis et soutiennent publiquement le président Abdel Fattah al Sissi. Le 14 février, le Parlement s’est prononcé en faveur des modifications proposées par 485 voix pour et 16 voix contre, et a renvoyé la proposition de loi à la Commission des affaires constitutionnelles et législatives, afin que celle-ci présente ses observations dans un délai de 60 jours, avant que le texte ne soit soumis à un vote final. En cas de validation par le Parlement, les modifications seront soumises à un référendum dans un délai de 30 jours. Si elles étaient acceptées par la population, elles entreraient en vigueur le jour du résultat du référendum.

Cette tentative de modification de la Constitution intervient alors que la liberté d’expression se heurte à une répression inouïe et que la liberté de réunion est quasiment inexistante, en raison de la politique de « tolérance zéro » menée par les services de sécurité envers toute forme de manifestation pacifique.

Parmi les modifications proposées figurent le rétablissement d'une chambre haute et du poste de vice-président, supprimé après l'adoption de la Constitution de 2012. Le président nommerait un tiers de la chambre haute et aurait le pouvoir de nommer un ou plusieurs vice-présidents et de les démettre à son gré.

Les modifications prévoient également certaines mesures positives, comme l’établissement d’un quota de 25 % de femmes à la chambre basse, et l’obligation pour l’État de garantir une « représentation adéquate » des jeunes, des chrétiens, des personnes handicapées et des Égyptiens à l’étranger. Toutefois, le texte ne précise pas au sein de quels organes l'État assurerait cette représentation adéquate ; de plus, seuls les chrétiens sont mentionnés, et non l’ensemble des minorités religieuses et ethniques.

Malgré ces mesures positives, Amnistie internationale appelle le Parlement égyptien à rejeter les modifications proposées, car celles-ci, dans leur globalité, porteraient atteinte à l'état de droit et auraient des conséquences désastreuses pour les droits humains dans le pays. En particulier, Amnistie internationale est préoccupée par l'article 204 relatif aux procès de civils devant des tribunaux militaires, les articles 185, 189 et 193 relatifs à l'indépendance de la justice, ainsi que les articles 200, 204 et 234 relatifs au rôle de l'armée. Cette déclaration publique présente une analyse des principales préoccupations de l’organisation, décrites ci-dessous.

Article 204 relatif aux procès de civils devant des tribunaux militaires

La modification de l'article 204 élargirait les compétences des tribunaux militaires en matière de poursuite contre les civils. Ainsi, ces compétences ne couvriraient plus seulement les attaques commises contre des installations, usines et équipements de l’armée, zones militaires ou frontalières et membres des forces armées, mais aussi les attaques contre tout bâtiment placé sous la protection de l'armée. Une telle modification apporterait un appui constitutionnel à la Loi n °136 de 2014 relative à la protection et la sauvegarde des installations publiques et vitales[1], qui a élargi les compétences de la justice militaire de façon à couvrir les attaques commises contre des universités publiques, entre autres lieux publics.

Depuis 2011, les autorités égyptiennes ont poursuivi devant des tribunaux militaires des milliers de civils qui n’avaient fait qu’exercer leur droit à la liberté d'expression et de réunion, notamment par le biais de manifestations et de la presse . Elles ont également condamné à mort des centaines de personnes, dont certaines sur la base d’aveux extorqués sous la torture et pendant leur disparition forcée.

Des modifications successives du Code de justice militaire ont progressivement[2] renforcé la compétence des tribunaux militaires pour juger les civils, et protégé les membres des forces armées contre les poursuites engagées par des tribunaux non militaires. La Constitution de 2012[3] a consacré, pour la première fois dans la Constitution, ces protections pour les membres des forces armées, ainsi que les procès de civils devant des tribunaux militaires. La Constitution de 2014 a élargi le champ des infractions commises par des civils relevant de la juridiction militaire.

Conformément au droit international, Amnistie internationale s'oppose aux procès de civils devant des tribunaux militaires, car ces procès sont fondamentalement inéquitables. Dans le cas de l’Égypte, les procédures devant les juridictions militaires bafouent un certain nombre de garanties en matière d’équité des procès, notamment le droit de tout accusé à un procès public équitable devant un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, le droit de disposer du temps nécessaire à la préparation de sa défense, le droit d'être défendu par l'avocat de son choix, et le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la peine.

Articles 185, 189 et 193 relatifs à l'indépendance de la justice

Les modifications des articles 185, 189 et 193 consacreraient un organe exécutif, dirigé par le président égyptien, qui serait chargé de superviser le pouvoir judiciaire et qui permettrait au chef de l’État de nommer les présidents des juridictions clefs ainsi que le procureur général. Jusqu'en 2017, les conseils judiciaires égyptiens étaient habilités à nommer les responsables des différentes branches du pouvoir judiciaire en soumettant les noms des candidats sélectionnés au président, qui publiait un décret confirmant la nomination ­ simple formalité puisque, dans la pratique, la décision finale revenait aux conseils judiciaires. À l'heure actuelle, en vertu de la Constitution, les conseils judiciaires disposent également d'un budget indépendant, qui n'est pas soumis à l'ingérence de l'exécutif.

Les modifications proposées apporteraient un appui constitutionnel à des lois qui ont été fortement contestées par le pouvoir judiciaire en Égypte. Il s’agit notamment de la Loi n° 192 de 2008 de l'ère Moubarak[4], qui a créé un organe dirigé par le président pour « superviser » les organes judiciaires, et la Loi n° 13 de 2017 , qui a conféré au président le pouvoir de nommer les hauts magistrats à la tête des organes judiciaires, notamment de la Cour de cassation, du Conseil d'État, de l’Autorité des poursuites administratives et de l'Autorité des poursuites étatiques. En juillet 2017, le président al Sissi a usé de ses nouvelles prérogatives pour nommer les hauts magistrats à la tête du Conseil d'État et de la Cour de cassation, remplaçant des juges qui avaient ordonné l'arrêt de l'application du traité cédant la souveraineté de deux îles à l'Arabie saoudite, ou qui avaient annulé des condamnations à mort fondées uniquement sur des enquêtes menées par l’Agence de sécurité nationale (voir ci-après). Ces dispositions législatives sont actuellement réexaminées par la Cour constitutionnelle suprême.

En vertu des modifications proposées, cet organe exécutif sans nom, dirigé par le président, serait chargé de définir les règles de nomination et de promotion des magistrats. Cet organe serait également consulté sur tout projet ou toute proposition de loi susceptible d'avoir une incidence sur le pouvoir judiciaire. Les modifications proposées laissent également la porte ouverte à une future législation définissant la composition et les prérogatives de cet organe exécutif, et supprimeraient le budget indépendant du pouvoir judiciaire.

Fondamentalement, en consacrant l'ingérence de l'exécutif dans la gestion des nominations des hauts magistrats, ces modifications porteraient atteinte à l'indépendance des plus hautes juridictions du pays, y compris la Cour de cassation, la Haute cour administrative et la Cour constitutionnelle suprême.

La Cour constitutionnelle suprême et la Cour de cassation ont toutes deux joué un rôle dans la remise en cause de la légalité de certaines lois qui restreignaient les droits et libertés en Égypte, et ont ordonné de nouveaux procès dans un certain nombre d'affaires concernant des dirigeants du mouvement des Frères musulmans ainsi que des dissidents jugés dans le cadre de procès collectifs. La Cour de cassation a parfois annulé des condamnations à mort au motif que les tribunaux de première instance n'avaient pas établi de responsabilité pénale individuelle, statuant que les investigations menées par l'Agence de sécurité nationale, sur lesquelles ces tribunaux s’étaient exclusivement fondés, n’avaient pas apporté de preuves suffisantes.

La Haute cour administrative, notamment chargée d'examiner les actes et les politiques de l'exécutif dans les affaires de violations des droits humains, a rendu plusieurs décisions indépendantes, défiant le gouvernement. En janvier 2017, elle a ainsi annulé un accord du gouvernement qui accordait la rétrocession de deux îles de la mer Rouge à l'Arabie saoudite. La Cour constitutionnelle suprême a, quant à elle, annulé plusieurs articles limitant le droit de réunion[5] et le droit de former des associations.[6]

Depuis juillet 2013, les autorités égyptiennes ont pris un certain nombre de mesures qui ont porté atteinte à l'indépendance de la justice, transformant de fait les tribunaux en outils de répression contre les personnes critiques à l’égard des autorités. En 2014, l'assemblée générale de la Cour d'appel du Caire a mis sur pied des chambres judiciaires spéciales pour juger les personnes impliquées dans des manifestations non autorisées ou des violences. Ces chambres ont condamné des centaines de personnes à la peine de mort ou à la réclusion à perpétuité à l’issue de procès collectifs qui bafouaient les normes d'équité les plus élémentaires. Les autorités se sont également appuyées sur des juridictions spéciales, notamment les tribunaux de la cour de sûreté de l'État, pour poursuivre des personnes pour « participation à des manifestations non autorisées ».

Article 190 relatif au contrôle judiciaire

La modification de l'article 190 porterait atteinte au contrôle judiciaire des projets et propositions de loi et des projets de contrats gouvernementaux en supprimant l'obligation actuelle de réexamen par le Conseil d'État[7]. Cet article limiterait le rôle de contrôle du Conseil d’État aux textes de loi soumis par l’organe législatif compétent. Toutes les garanties restantes en matière de contrôle judiciaire des contrats gouvernementaux seraient de fait supprimées, puisque la Loi n° 32 de 2014, actuellement réexaminée par la Cour constitutionnelle suprême, empêche quiconque de contester les contrats gouvernementaux devant les tribunaux, à l'exception des parties au contrat et des personnes directement affectées par les contrats en question.

Article 140 relatif à la durée du mandat présidentiel

La modification envisagée de l’article 140 porterait de quatre à six ans la durée du mandat présidentiel. De plus, elle prévoit un article transitoire qui permettrait au président al Sissi de se présenter pour deux autres mandats, ce qui, en cas d’adoption, lui permettrait de rester au pouvoir jusqu’en 2034. En vertu de l'article 226 de la Constitution, la modification des dispositions relatives à la réélection du président est interdite, à moins que cela ne renforce les garanties existantes.

Les limites de quatre ans et de deux mandats ont été fixées pour la première fois dans la Constitution de 2012. C’était l’une des revendications qui avaient suivi les manifestations de 2011 et la destitution du président Hosni Moubarak, resté au pouvoir pendant 30 ans. Le président Abdel Fattah al Sissi a déclaré en 2017 qu'il était favorable au maintien de la limite de deux mandats présidentiels de quatre ans.

Articles 200, 204 et 234 relatifs au rôle de l’armée

Les modifications des articles 200, 204 et 234 élargiraient le rôle constitutionnel de l’armée, en la déclarant garante de « la Constitution, la démocratie, la composante constituante de l’État, sa nature civile, les acquis du peuple et les libertés individuelles ».

Les modifications de l’article 234 consacreraient le rôle du Conseil suprême des forces armées dans l’approbation de la nomination du ministre de la Défense. Il était prévu que cet article expire après deux mandats présidentiels à partir de l'adoption de la Constitution de 2014.

Les modifications envisagées ne remédieraient pas à l'absence de contrôle civil sur les violations des droits humains commises par des membres des forces armées. En effet, la modification concernant l'article 204 prévoit que seuls les tribunaux militaires seraient compétents pour juger les membres des forces armées.

Les inquiétudes d'Amnistie internationale sont d’autant plus grandes qu’une loi de 2018 permet au président, sans l'approbation du Conseil militaire suprême des forces armées, de protéger individuellement les commandants militaires contre des poursuites pour tout acte commis entre le 3 juillet 2013, date de la suspension de la Constitution, et le 10 janvier 2016. En outre, la Loi n° 21 de 2012 restreint au système de justice militaire toute enquête sur la corruption liée aux entreprises et industries des forces armées. La modification de l'article 204 empêcherait de fait de poursuivre les membres des forces armées pour toute violation des droits humains, y compris pour les exécutions extrajudiciaires de civils et l'utilisation de bombes à sous-munitions dans le nord du Sinaï.