Cinq exemples du lourd héritage des opérations de dispersion de Rabaa pesant toujours sur la population égyptienne
Il y a de cela six années, les forces de sécurité égyptiennes ont tué au moins 900 personnes et en ont blessé des milliers d’autres lors des opérations de dispersion des sit-in sur les places Rabaa Al Adawiya et Al Nahda du Caire. Les statistiques officielles font état de huit membres des forces de sécurité également tués ce jour-là. Pour nombre des personnes touchées directement et pour leurs familles, les conséquences de cette sombre journée se font toujours sentir.
Condamnations à mort : 75 hommes ont été condamnés à mort après avoir participé au sit-in de Rabaa. Ils se sont depuis lors pourvus en appel, mais la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée. Si elle confirme leurs condamnations, ces hommes risquent d’être exécutés. Depuis 2013, l’Égypte a procédé à l’exécution de plusieurs dizaines de personnes déclarées coupables à l’issue de procès inéquitables.
Procès inéquitable et conditions de détention inhumaines : plus de 650 personnes ont été condamnées à des peines pouvant aller jusqu’à 25 années d’emprisonnement en raison de leur participation au sit-in de Rabaa, à l’issue d’un procès collectif d’une iniquité flagrante, le ministère public s’étant montré incapable de produire des éléments à charge suffisants et d’établir la culpabilité individuelle de chacun des accusés. Ceux-ci, parmi lesquels on dénombrait des manifestants et des journalistes, ont été déclarés coupables de participation à des « manifestations non autorisées » et d’autres infractions allant de l’« appartenance à un groupe illégal » au meurtre en passant par l’incitation à la violence. Les personnes incarcérées sont contraintes de subir des conditions de détention inhumaines dans les prisons égyptiennes. Nombre des personnes condamnées sont maintenues à l’isolement pendant de longues périodes, ce qui s’apparente parfois à de la torture. Elles déclarent être fréquemment battues et privées d’accès à un avocat, de soins médicaux ou de visites de la part de leurs proches.
Essam Soltan, avocat, ancien député et membre de premier plan du parti d’opposition Al Wasat, est maintenu à l’isolement à la prison d’Al Aqrab depuis janvier 2014. Arrêté le 29 juillet 2013, il a par la suite été condamné à 25 années d’emprisonnement pour des faits liés à la manifestation sur la place Rabaa Al Adawiya. Essam est d’abord resté enfermé dans sa cellule pendant au moins 23 heures par jour, n’étant autorisé à sortir dans le couloir qu’une heure par jour. En mars 2015, les autorités pénitentiaires ne l’ont plus laissé sortir et, en mai 2017, il a déclaré devant un tribunal qu’il était enfermé dans sa cellule 24 heures sur 24. Le traitement réservé à Essam Soltan équivaut clairement à un acte de torture au regard du droit international.
Conditions abusives de mise à l’épreuve : même les personnes qui ont été relâchées après avoir purgé des peines de cinq ans et six mois d’emprisonnement continuent de se voir imposer des restrictions sévères à leur liberté en raison des mesures de mise à l’épreuve répressives en Égypte. Les autorités ont eu recours à ces mesures draconiennes pour punir plus durement plusieurs dizaines d’hommes déclarés coupables à l’issue du procès sur l’affaire concernant la participation aux rassemblements sur la place Rabaa Al Adawiya. Depuis leur libération, ils sont obligés de passer 12 heures sur 24, de jour comme de nuit, dans des commissariats, où ils sont entassés les uns sur les autres, dans des pièces mal ventilées. Ils n’ont qu’un accès limité à des sanitaires et ne peuvent pas recevoir de visiteurs ni communiquer avec le monde extérieur. Ces mesures punitives portent atteinte à leurs droits à la liberté, au travail, à l’éducation, de réunion pacifique et d’association, et peuvent donner lieu à d’autres violations telles que des mauvais traitements, du travail forcé et de l’exploitation.
« Rami » (son prénom a été modifié) a été déclaré coupable en septembre 2018, lors du procès collectif sur l’affaire concernant le sit-in sur la place Rabaa Al Adawiya. Il a été condamné à cinq années d’emprisonnement assorties de cinq années de mise à l’épreuve pour plusieurs infractions dont « rassemblement illégal », « incitation à enfreindre la loi » et « incitation à la violence ». Il a été contraint de reporter son mariage en raison de la durée de sa période probatoire, de son incapacité de travailler et, en conséquence, de sa situation financière médiocre. « Rami » a indiqué avoir entendu la réponse donnée par des policiers à son ami, qui avait demandé une permission spéciale pour subir une intervention médicale en avril 2019. Ceux-ci lui ont explicitement déclaré que, conformément aux instructions données par l’Agence de sécurité nationale, les permissions n’étaient pas autorisées pour les « cas politiques ». « Rami » purge sa peine de mise à l’épreuve dans un commissariat du Caire, dans une pièce où sont retenues 25 personnes. Il a raconté que la pièce était surpeuplée, sale et infestée d’insectes. Il a expliqué que, même s’il ne dormait pas suffisamment au commissariat, il préférait ne pas dormir chez lui pour passer le plus de temps possible avec sa famille et ses amis. Il a également affirmé avoir été frappé à coups de poing et injurié par des policiers, et qu’on l’avait obligé à nettoyer le commissariat.
Exil : certaines des personnes qui ont été jugées par contumace ont été contraintes de fuir l’Égypte, craignant d’être arrêtées, torturées ou autrement maltraitées, jugées inéquitablement ou soumises à une disparition forcée. Elles ont demandé l’asile, notamment en Amérique du Nord, en Asie et en Europe.
« Maged » (son prénom a été modifié) a quitté l’Égypte en 2013. Il a raconté avoir été témoin de la force dont la police avait fait un usage meurtrier à l’encontre de manifestants, avoir vu des cadavres et entendu des cris. Il a été arrêté par des policiers, qui l’ont frappé avant de le conduire à un commissariat du quartier de Nasr City, où il a été détenu pendant quatre semaines dans une cellule surpeuplée. Il a été remis en liberté dans l’attente de l’enquête et du procès concernant la dispersion de la manifestation sur la place Rabaa. « Maged » a confié à Amnistie internationale que sa vie était devenue insupportable du fait de l’enquête menée contre lui. Il n’a pas pu obtenir d’attestation de service militaire, pièce à fournir obligatoirement par les Égyptiens de sexe masculin pour pouvoir être recrutés par des entreprises, et on lui a dit qu’il devait se présenter à la police militaire. Il a fui le pays et a appris ultérieurement qu’il avait été déclaré coupable et condamné par contumace à 25 années d’emprisonnement pour avoir participé au sit-in sur la place Rabaa. Il a demandé l’asile dans un pays européen.
« Maged » a déclaré à Amnistie internationale qu’il ne pensait pas pouvoir rentrer prochainement en Égypte, craignant de ne pouvoir y être jugé équitablement et de courir le risque d’être incarcéré, voire torturé et soumis à une disparition forcée.
Climat d’impunité : pour les personnes qui ont été tuées et pour leurs familles, la justice reste une perspective lointaine. À ce jour, pas un seul représentant de l’État n’a été amené à rendre des comptes pour le meurtre de près de 900 personnes. En 2018, le Parlement égyptien a adopté une loi donnant au président le pouvoir d’accorder l’immunité de poursuites aux dirigeants militaires de haut rang pour tout acte commis dans l’exercice de leurs fonctions entre le 3 juillet 2013 et le 10 janvier 2016. De nombreuses familles sont également en proie à l’incertitude quant à ce qu’il est advenu de leurs proches, toujours victimes d’une disparition forcée.
Sara, une étudiante qui a participé au sit-in sur la place Rabaa, a vu pour la dernière fois son père, Mohamed al Sayed, alors qu’il était jeté par quatre hommes robustes et masqués à l’arrière d’un véhicule, stationné devant leur maison, deux semaines après le massacre de Rabaa. Le véhicule est parti à vive allure, alors que les agresseurs tiraient des coups de feu en direction de sa famille et des voisins qui tentaient de les poursuivre. Elle ne l’a pas revu depuis. « Où est mon père ? demande-t-elle. Où est la loi dans ce pays ? Quels sont les éléments retenus contre lui ? »
Elle a déclaré qu’il avait fallu trois jours à la police pour que son père soit officiellement porté disparu. Sa famille a porté plainte auprès du ministère public, en vain. Par l’intermédiaire de sources officieuses, elle a appris que son père était probablement maintenu dans une prison militaire quelque part dans le pays mais, à ce jour, elle n’a pas été en mesure de confirmer le lieu où il se trouvait ni ce qu’il était advenu de lui.
Les opérations violentes de dispersion du sit-in de Rabaa ont marqué un tournant important pour l’Égypte. Depuis lors, les autorités foulent aux pieds les droits humains de la population et, en particulier, de celles et ceux qui critiquent le gouvernement, au point que le pays est devenu une prison à ciel ouvert pour ces personnes. Si l’Égypte souhaite s’extraire de la crise des droits humains qu’elle traverse actuellement, les autorités doivent s’attaquer aux lourdes conséquences héritées des opérations de dispersion de la place Rabaa.