Défendre les droits humains dans un climat de peur
« On observe actuellement un vide immense en matière de conseil et de soutien aux victimes de viol et d’agressions sexuelles. Ça me brise vraiment le cœur », déclare Zozan Özgökçe, de l’Association de femmes Van, en Turquie.
Cette organisation a contribué à sensibiliser les enfants aux abus sexuels et dispensé des formations en leadership et éducation financière destinées aux femmes. Elle fait désormais partie des quelque 1 300 organisations non gouvernementales (ONG) turques ayant été fermées de manière permanente au titre de l'état d'urgence, au prétexte de vagues liens avec des groupes « terroristes ».
À l’époque de sa fermeture l’an dernier, elle était sur le point de signer un contrat avec l’Union européenne pour un projet de prévention des violences contre les femmes. Ce projet aurait bénéficié à près de 8 000 femmes dans 92 villages, sur une période de trois ans, et se serait concentré sur des populations parmi les plus isolées. Personne ne va effectuer ce travail crucial désormais.
L’Association de femmes Van est l’une des nombreuses ONG prises pour cible par la campagne de répression ayant suivi le coup d’État manqué de juillet 2016. Les organisations de défense des femmes ne sont cependant pas les seules à être visées. Sont également concernées des organisations qui menaient un travail essentiel de soutien aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées, aux personnes déplacées, aux mineurs et à de nombreux autres groupes marginalisés.
Un nouveau rapport rendu public par Amnistie internationale mardi 24 avril révèle à quel point la répression croissante visant les défenseurs des droits humains a dévasté le quotidien de centaines de milliers de personnes en Turquie, limitant le travail vital effectué par certaines organisations et plongeant une grande partie de la société turque dans un état de peur constante. Intitulé Weathering the storm: Defending human rights in Turkey’s climate of fear, ce document révèle que rares sont les secteurs de la société civile indépendante jadis dynamique en Turquie qui ont été épargnés par l'état d'urgence en vigueur.
La répression au niveau national s’est traduite par des arrestations de masse et des licenciements au sein de la fonction publique, a vidé de sa substance le système juridique et réduit au silence les défenseur-e-s des droits humains, menacés, harcelés et incarcérés.
Décrété en juillet 2016 à titre de mesure provisoire exceptionnelle, l'état d'urgence a été renouvelé pour la septième fois la semaine dernière. Les droits humains sont battus en brèche depuis son entrée en vigueur.
Plus de 100 000 personnes ont fait l'objet d'enquêtes pénales, et au moins 50 000 sont incarcérées dans l'attente de leur procès en raison de leur soutien supposé au coup d’État. Plus de 107 000 fonctionnaires ont été sommairement limogés pour la même raison.
Les lois antiterroristes et des accusations forgées de toutes pièces en lien avec la tentative de coup d'État sont invoquées pour réduire au silence la dissidence pacifique et légitime. Des journalistes, des universitaires, des défenseur-e-s des droits humains et d'autres militant-e-s de premier plan ont été visés par des détentions arbitraires, par des poursuites et, lorsqu’ils ont été déclarés coupables à l'issue de procès iniques, condamnés à de lourdes peines.
Osman İşçi, secrétaire général de l'Association pour la défense des droits humains, a déclaré : « Le but est de maintenir un climat de peur. C’est arbitraire, imprévisible et difficile à remettre en cause : c'est le règne de l'impunité. »
Dans son bureau de l’université d’Istanbul, la professeure Şebnem Korur Fincancı, défenseure des droits humains, m’a dit : « J'ai un petit sac tout prêt à la maison. » Elle l’a préparé au cas où la police viendrait l’arrêter à l’aube lors d’une descente.
La répression contre la dissidence a un impact évidemment dévastateur sur la liberté d'expression à travers le pays. Eren Keskin, avocate et défenseure des droits humains, qui doit répondre de 140 charges différentes, a déclaré : « Je tente d'exprimer mes opinions librement, mais je suis parfaitement consciente de devoir y repenser à deux fois avant de parler ou d'écrire. »
Les publications en ligne peuvent également valoir une incarcération à leurs auteur-e-s. Après le début de l'offensive de l'armée turque à Afrin, dans le nord de la Syrie, le 22 janvier 2018, les autorités ont pris pour cible des centaines de personnes qui s’étaient prononcées contre cette intervention.
Selon le ministère de l'Intérieur, au 26 février, 845 personnes avaient été arrêtées en relation avec des publications sur les réseaux sociaux, 643 soumises à des poursuites judiciaires, et 1 719 comptes de réseaux sociaux faisaient l’objet d’investigations en lien avec l'offensive menée à Afrin.
Les mesures d’exception tendent à se banaliser en Turquie - et les militant-e-s en faveur des droits humains en sont souvent la cible. Et pourtant, comme je l’ai constaté quand j’ai parcouru le pays le mois dernier, il existe encore des personnes assez courageuses pour dénoncer tout cela.
Le travail d’un petit groupe de femmes journalistes dans le sud-est du pays est un bel exemple de cette détermination.
En octobre 2016, JINHA, l’Agence de presse des femmes, exclusivement dirigée par des femmes et créée afin d’amplifier les voix de celles-ci, a été fermée en vertu d’un décret relevant de l’état d’urgence. Zehra Doğan, la rédactrice en chef, a été condamnée à plus de deux ans et demi de prison pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste ».
Şûjin, la nouvelle agence de presse exclusivement féminine qui l’a remplacée, a elle aussi été fermée au titre d’un décret d’urgence en août 2017.
N’écoutant que leur courage, ces femmes ont établi Jin News, qui continue à donner des informations du point de vue des femmes kurdes.
Elles sont déterminées à ne pas se laisser réduire au silence. Mais alors qu'un climat de peur et d’intimidation s’installe, les voix courageuses telles que celles-là se font de plus en plus rares, et elles ont plus que jamais besoin de solidarité.