Dans l'extrême-ouest de la Chine, le besoin de voix modérées se fait sentir
Il y a quatre ans cette semaine, l'économiste ouïghour de renom Ilham Tohti était arrêté par les autorités chinoises et finalement condamné à la détention à perpétuité pour séparatisme. À l'époque, plusieurs commentateurs ont prédit que les autorités avaient l'intention de lancer une dure répression dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang afin d'étouffer les tensions ethniques croissantes et de faire taire toutes les voix modérées. La situation actuelle semble leur donner raison et la région ressemble désormais à un État policier.
Elle se caractérise par une surveillance policière omniprésente, des centres de détention administrative pleins à craquer, une surveillance technologique perfectionnée, des patrouilles lourdement armées dans les rues, des postes de contrôle partout et un éventail de politiques intrusives bafouant les droits humains.
La discrimination systémique qui cible les Ouïghours – groupe ethnique turcophone majoritairement musulman – n'a rien de nouveau. Depuis les années 1980, sous couvert de « lutte contre le séparatisme », ils sont la cible de persécutions, notamment d'incarcérations arbitraires, de détentions au secret et de restrictions de la liberté religieuse et de l’exercice de leurs droits économiques, sociaux et culturels.
Depuis que Chen Quanguo est devenu le secrétaire du parti dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang il y a deux ans, la région s’est transformée en terrain d'essai pour des politiques de sécurité parmi les plus répressives et néfastes constatées en Chine ces dernières années.
Les rares journalistes qui s'y sont rendus récemment racontent les nombreux postes de contrôle sur les routes, les contrôles de sécurité et les détecteurs de métaux à l'entrée des jardins publics, et les contrôles aléatoires de téléphones portables dans les rues pour vérifier que la nouvelle application de sécurité est bien installée sur tous les téléphones, comme l’exige la loi.
Les autorités ont mis en place une surveillance sans précédent, se servant des dernières technologies comme l'ADN, la biométrie et la reconnaissance faciale. La police soutient les nouvelles plateformes de mégadonnées, le « cloud de la police », qui regroupe et analyse tous les types d'informations, un moyen de suivre la trace des groupes qui menacent la « stabilité sociale ».
Alors que Big Brother surveille les mouvements de chaque citoyen, les autorités s'en prennent particulièrement aux Ouïghours qui pratiquent leur religion. En effet, si les révisions des règlements relatifs aux Affaires religieuses adoptés en 2017 codifient le contrôle de l'État sur tous les aspects de la pratique religieuse, un « règlement relatif à la lutte contre l'extrémisme » a été annoncé en mars dans la région du Xinjiang qui cible clairement les musulmans. Il détaille les comportements « extrémistes » qui incluent le port d’une « barbe anormale », le refus de fumer et de vendre de l'alcool pendant le Ramadan, mois sacré de l’islam. De nouveaux règlements interdisent même l'usage de prénoms islamiques pour les nouveau-nés et toute personne âgée de moins de 16 ans.
Les étudiants ouïghours qui étudient à l'étranger ont reçu l'ordre de rentrer et des gouvernements dans le monde ont arrêté des étudiants ouïghours et chinois afin de les interroger sur leurs activités et leurs études. En juillet, Amnistie Internationale a reçu des informations selon lesquelles au moins 22 étudiants ouïghours ont été renvoyés de force en Chine depuis l'Égypte. Deux étudiants rentrés volontairement d'Égypte seraient morts en garde à vue.
Conséquence de cette répression, des milliers d'Ouïghours et d'autres musulmans sont détenus dans des « centres de lutte contre l'extrémisme », des « centres d'étude politique » ou des « centres d'éducation et de transformation » pendant plusieurs mois d'affilée, sans aucune procédure judiciaire indépendante, sans pouvoir consulter un avocat ni communiquer avec leurs familles, pour des activités telles que le fait de posséder des corans, de faire des études à l'étranger ou d’avoir de la famille à l'étranger.
Les autorités masquent la répression sous couvert de mesures visant à protéger la sécurité nationale et à lutter contre le « terrorisme » et l'« extrémisme ». Le cadre législatif relatif à la sûreté de l’État au niveau national, initié par les autorités centrales en 2014, englobe des lois formulées en termes vagues qui sont une porte ouverte aux abus.
Il incombe à chaque État de protéger ses citoyens contre les attaques qui visent l'ensemble de la population et mettent en danger l'ordre public et la survie de l'État, mais sa réponse doit être proportionnée et aussi limitée et ciblée que nécessaire pour faire face à la menace spécifique. Ce que nous constatons en Chine, comme ailleurs, ce sont des réactions excessives et des calomnies visant des groupes ethniques ou religieux entiers, et non des mesures ciblant réellement les personnes qui commettent des infractions.
Ces calomnies, c’est précisément ce qu'Ilham Tohti dénonçait dans ses articles. Il s'inquiétait de voir sa terre natale sombrer dans « la tourmente et la division » et se consacrait à parvenir à « une coexistence ethnique harmonieuse ». Il déclarait : « Je crois que l'une de nos tâches et missions les plus importantes est de nous appuyer sur des discours rationnels et constructifs pour contrecarrer les discours plus extrémistes sur le terrain des idées. » Assurément l'exact opposé du « séparatisme » dont il est accusé.
Piéger la population dans un État quasi policier sans garantir les droits humains ne permettra pas d'atteindre l'objectif de « stabilité » affiché par la Chine, alors qu’il est essentiel de créer un environnement où les individus sont libres de pratiquer leur religion et de faire vivre leur culture sans craindre de persécutions. Ilham Tohti sait cela. En le réduisant au silence, les autorités chinoises privent le monde d'une voix modérée qui pourrait contribuer à la stabilité qu'elles affirment rechercher.