Syrie. Il faut préserver les preuves des atrocités de masse
Il est urgent de recueillir des informations sur les atteintes aux droits humains commises par le gouvernement de Bachar el Assad
(Beyrouth, 23 décembre 2024) – Les autorités de transition syriennes doivent de toute urgence prendre des mesures pour protéger et préserver les preuves des atrocités perpétrées sous le gouvernement de l’ancien président Bachar el Assad, notamment les documents importants du gouvernement et des services de renseignement, ainsi que les sites où des atrocités ont été commises et où se trouvent des fosses communes, ont déclaré l’Association des détenus et disparus de la prison de Saidnaya (ADMSP), Amnistie internationale et Human Right Watch lundi 23 décembre 2024.
Les autorités de transition doivent sans délai coopérer avec les organes concernés des Nations unies, la société civile syrienne et les équipes médicolégales internationales et coordonner le travail de ces différents acteurs, afin de recueillir, de préserver et de protéger ces preuves. Les traces des crimes commis seront indispensables pour déterminer ce qu’il est advenu des dizaines de milliers de Syriens et de Syriennes qui ont été soumis à une disparition forcée par les tristement célèbres services de sécurité et de renseignement de l’ancien gouvernement, ainsi que pour enquêter sur les auteurs de crimes de droit international, notamment de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et pour engager des poursuites à leur encontre.
« Chaque minute supplémentaire sans agir augmente le risque qu’une famille ne sache jamais ce qui est arrivé à son proche, et qu’un membre des autorités responsable de crimes horribles ne soit jamais traduit en justice », a déclaré Shadi Haroun, directeur de programme de l’ADMSP.
Des chargé·e·s de recherche et d’enquête des trois organisations ont mené une mission à Damas du 10 au 20 décembre 2024 ; ils se sont notamment rendus dans 10 centres de détention, sur sept sites de fosses communes et au tribunal militaire.
« Après des décennies d’oppression violente, d’injustice et d’impunité, les Syrien·ne·s entrevoient une lueur d’espoir d’obtenir justice, a déclaré Aya Mjazoub, directrice régionale d’Amnistie internationale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Pour les autorités syriennes de transition, c’est le moment où jamais d’agir avec résolution pour garantir la préservation des preuves, qui est un élément fondamental de l’obligation de rendre des comptes et de la réconciliation. »
Dans tous les lieux de détention visités, les chercheurs et chercheuses ont constaté que les documents officiels étaient souvent laissés sans protection, et qu’une grande partie d’entre eux avaient été pillés ou détruits. Des personnes vivant à proximité de certains de ces centres de détention, d’anciens détenu·e·s et des membres d’Hayat Tahrir al Cham se trouvant sur place ont déclaré que, dans certains cas, le personnel des services de sécurité et de renseignement avait brûlé des informations essentielles avant de fuir lors de la chute du gouvernement de Bachar el Assad.
Selon leurs témoignages, il est aussi arrivé que des membres des groupes armés qui ont pris le contrôle de ces centres et des détenu·e·s tout juste libérés aient incendié et pillé des documents. Les chercheurs et chercheuses ont également vu des citoyen·ne·s ordinaires, tels que des familles de détenu·e·s disparus et des journalistes, s’emparer de certains documents.
Or, ces documents pourraient contenir des informations cruciales sur la structure de l’appareil de sécurité et de renseignement de l’État syrien, sur l’identité des responsables de crimes graves, et sur les personnes détenues dans ces centres.
L’ADMSP, Amnistie internationale et Human Rights Watch ont fait part de leurs préoccupations à ce sujet lors d’une rencontre avec des membres du département des affaires politiques du Gouvernement de salut syrien affilié à Hayat Tahrir al Cham. Lors de cette rencontre, qui a eu lieu à Damas le 16 décembre, les responsables se sont engagés à renforcer la sécurité autour des principaux sites.
Après avoir protégé de toute urgence ces lieux et veillé à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à l’intégrité des preuves restantes, les autorités de transition doivent se coordonner avec les organes internationaux d’établissement des faits et de recueil des preuves créés par les Nations unies, et leur donner immédiatement un accès illimité au territoire syrien. Elles doivent notamment travailler avec le Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en République arabe syrienne (IIIM), l’Institution indépendante chargée de la question des personnes disparues en République arabe syrienne (IIMP) et la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne (CoI), ainsi qu’avec les organisations de la société civile qui ont de l’expérience dans l’analyse de ce type de preuves.
Le Mécanisme international d’enquête doit agir rapidement pour recueillir des preuves, notamment en concluant avec les autorités de transition un accord officiel lui permettant de travailler légalement et en toute transparence en Syrie. Il doit en priorité s’attacher à préserver, recenser et protéger les sites où se trouvent des fosses communes, les archives et les autres éléments de preuve essentiels. De même, l’Institution chargée des personnes disparues pourrait jouer un rôle de coordination afin d’unifier les efforts dispersés des groupes de la société civile syriens et internationaux en vue de recueillir des preuves susceptibles d’apporter des réponses sur le sort des personnes disparues et sur l’endroit où elles se trouvent.
En dirigeant un processus collaboratif et systématique de préservation des preuves, ces organes peuvent garantir la protection d’informations cruciales, ouvrant ainsi la voie à l’obligation de rendre des comptes et à la justice. Les gouvernements doivent soutenir les initiatives destinées à protéger et à sauvegarder les preuves, notamment en fournissant les ressources et les financements nécessaires.
Pendant leur rencontre avec les autorités de transition, les organisations ont aussi souligné l’importance de protéger les sites où se trouvent des fosses communes à travers le pays. Les chercheurs·euses se sont rendus sur les lieux de quatre fosses communes dans la banlieue de Damas et ont transmis les coordonnées de ces sites aux autorités concernées. Sur ces quatre sites, ils ont observé des habitant·e·s et des familles de personnes disparues essayer de déterrer certains des restes humains qui s’y trouvaient. Ils ont vu des habitant·e·s sortir d’une de ces fosses communes une jambe sur laquelle il y avait encore de la chair, ce qui indique qu’elle avait été enterrée récemment.
En 2017, un rapport d’Amnistie internationale sur les pendaisons et la politique d’extermination à grande échelle dans la prison de Saidnaya avait conclu que les corps des détenu·e·s exécutés ou décédés des suites de la torture ou des conditions de détention inhumaines dans cette prison étaient enterrés dans des fosses communes, dont une faisait partie des sites sur lesquels les chercheurs·euses se sont rendus en décembre 2024. Sous l’ancien gouvernement, les autorités rendaient rarement les dépouilles des victimes à leur famille et, lorsqu’une personne détenue mourrait, elles n’en informaient généralement pas ses proches.
Tout au long du conflit, le gouvernement du président déchu Bachar el Assad a eu recours aux exécutions extrajudiciaires ainsi qu’à d’autres tactiques illégales, telles que les arrestations arbitraires, les attaques menées délibérément ou sans discernement contre des civil·e·s, et le fait d’affamer la population civile, afin de déplacer de force les habitant·e·s des zones contrôlées par l’opposition.
Les exécutions extrajudiciaires et les exécutions sommaires sont de graves violations du droit international relatif aux droits humains et peuvent constituer des crimes contre l’humanité lorsqu’elles sont commises dans le cadre d’une attaque systématique ou généralisée contre la population civile, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque. Human Rights Watch et Amnistie internationale ont recueilli des informations permettant de conclure que le recours systématique à la torture sous le précédent gouvernement était constitutif d’un crime contre l’humanité.
Les autorités syriennes de transition doivent s’engager clairement et publiquement à protéger, collecter et sauvegarder les preuves, notamment les sites des fosses communes et les registres et archives du gouvernement, car celles-ci seront cruciales pour apporter aux familles des plus de 100 000 personnes disparues en Syrie des réponses sur ce qu’il est advenu de leurs proches. Elles seront aussi indispensables pour les processus d’obligation de rendre des comptes et les procédures judiciaires à venir. Les mesures conservatoires contraignantes prononcées par la Cour internationale de justice dans l’affaire de l’usage de la torture par la Syrie obligent l’État à préserver les preuves de ces atrocités.
Les autorités syriennes de transition doivent aussi coopérer avec le Comité international de la Croix-Rouge et les organisations spécialisées de la société civile syrienne susceptibles d’apporter une expertise essentielle et une aide pour sauvegarder ces éléments de preuve, afin de contribuer à clarifier ce qui est arrivé aux personnes disparues et ainsi permettre aux familles, laissées dans une atroce incertitude pendant des années, voire des décennies, d’obtenir des réponses. Des campagnes de sensibilisation du grand public peuvent expliquer l’importance de la préservation des preuves, les mesures qui sont prises, et la manière dont les populations peuvent participer à ce processus sans l’entraver par inadvertance.
« Les familles des dizaines de milliers de personnes disparues en Syrie méritent qu’il soit mis fin à leur tourment, a déclaré Hiba Zayadin, chercheuse senior auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. Beaucoup des réponses sur ce qui est arrivé à leurs proches risquent de se trouver dans des bureaux saccagés, des documents pillés ou des fosses communes altérées. Il est crucial que les Syriens et les Syriennes entendent directement de la bouche des dirigeants de transition leur attachement et leur engagement à découvrir la vérité et à apporter des réponses aux familles de disparu·e·s. »
Pour garantir l’obligation de rendre des comptes et instaurer la confiance dans leur gouvernance, les autorités de transition doivent également mettre un terme aux homicides de représailles, en faisant clairement savoir que ces crimes ne sauraient être tolérés. Elles doivent par ailleurs répondre aux préoccupations concernant la détention arbitraire dans les zones qui se trouvent sous leur contrôle. Pour cela, elles doivent notamment permettre à des observateurs ou observatrices indépendants de se rendre dans les centres de détention contrôlés par Hayat Tahrir al Cham, et veiller à ce que tous les détenu·e·s soient placés sous supervision judiciaire. La transparence sur la manière dont les prisonniers et prisonnières sont traités et détenus est indispensable pour prouver qu’il y a une véritable rupture avec les anciennes pratiques de répression de toutes les parties au conflit en Syrie, et pour faire savoir à la population syrienne que le cycle de détention arbitraire et de violence ne se reproduira pas.