Népal. La nouvelle loi sur la justice de transition est un pas en avant, mais comporte des lacunes
Remédier aux graves lacunes ; garantir une mise en œuvre robuste
La loi sur la justice transitionnelle tant attendue au Népal, adoptée par la Chambre basse du Parlement le 14 août 2024, intègre de nombreuses dispositions positives qui pourraient contribuer à faire progresser la justice, l’obligation de rendre des comptes et les réparations pour les violations des droits humains et les atteintes généralisées commises pendant le conflit de 1996-2006. Elle comporte toutefois des éléments susceptibles de compromettre une issue favorable, ont déclaré Amnistie internationale, Human Rights Watch et la Commission internationale de juristes le 20 août.
Afin d’assurer l’intégrité du processus et d’aligner la loi sur les normes juridiques népalaises et internationales, les législateurs doivent remédier à de graves lacunes en matière d’obligation de rendre des comptes. En outre, toutes les institutions impliquées dans l’administration de la justice – y compris les tribunaux, les commissions de justice transitionnelle et le procureur général – doivent veiller à interpréter le texte de loi dans le respect du droit international et de la Constitution népalaise.
« La justice transitionnelle au Népal est attendue de longue date et cette loi peut être l’occasion de rendre enfin justice aux victimes, de renforcer l’état de droit et de créer un précédent positif dans la région, a déclaré Meenakshi Ganguly, directrice adjointe pour l’Asie à Human Rights Watch. Mais elle ne doit pas se transformer une nouvelle fois en manœuvre visant à inciter les victimes à accepter des indemnisations, sans vérité ni justice. »
En 2015, la Cour suprême a jugé contraire à la Constitution et aux obligations internationales du Népal en matière de droits humains un précédent texte de loi relatif à la justice transitionnelle, qui prévoyait la possibilité d’amnistie pour les crimes graves. La nouvelle loi comporte des améliorations importantes et des dispositions positives, mais certains articles semblent conçus pour éviter aux responsables de crimes commis pendant la guerre d’être poursuivis.
Au Népal, nombre de victimes et familles de victimes de violations et d’atteintes vivent dans la précarité depuis des années : elles souffrent souvent de blessures physiques et psychologiques durables et ont grand besoin de réparations, tout en s’efforçant de faire émerger la vérité au sujet de leurs proches, d’être reconnues par les autorités et d’amener les responsables devant la justice. L’absence d’obligation de rendre des comptes pour des crimes graves relevant du droit international contribue aux violations actuelles des droits et à une crise plus large de l’impunité.
« Depuis près de 20 ans, les victimes attendent que soient pleinement reconnus les préjudices subis et que des réparations leur soient accordées. Pour atteindre ses objectifs, un processus de justice transitionnelle doit s’appuyer sur cinq piliers essentiels : vérité, justice, réparation, commémoration et garanties de non-répétition, a déclaré Mandira Sharma, conseillère juridique internationale au sein de la Commission internationale de juristes. Les lacunes de la loi pourraient menacer la finalité du processus et aller à l’encontre de l’objectif visant à garantir aux victimes des recours utiles. »
Le projet de loi envisage un rôle majeur pour les fonds des donateurs dans la mise en œuvre du processus de justice transitionnelle. Une fois adopté en tant que loi, les donateurs et les autorités népalaises devront élaborer et mettre en œuvre un système permettant de surveiller la gestion des fonds afin de financer la justice transitionnelle, ce qui facilitera l’accès à l’expertise et la protection contre les ingérences injustifiées, notamment politiques, en particulier s’agissant des procédures de justice et de réparation. Certains points de la loi restant flous et de nombreux domaines incomplets, l’interprétation et la mise en œuvre des mandats de la Commission vérité et réconciliation et de la Commission d’enquête sur les disparitions forcées seront cruciales. La nomination de commissaires hautement qualifiés et indépendants, ainsi que celle du secrétaire de la Commission vérité et réconciliation, seront des décisions particulièrement importantes.
Il est essentiel de mettre en œuvre le processus de justice transitionnelle de manière ferme et indépendante et d’établir des garanties en vue d’obtenir des résultats crédibles et durables. Les précédents gouvernements népalais ont échoué à faire émerger vérité, justice et réparations pour les atrocités commises pendant le conflit. La justice transitionnelle est un engagement majeur de l’Accord de paix global de 2006, qui a mis fin à 10 ans de conflit armé opposant le gouvernement royal et les rebelles maoïstes, et initié un processus de paix incluant une réforme constitutionnelle.
« Par le passé, les commissions n’ont pas réussi à gagner la confiance des victimes du fait de l’ingérence politique répétée dans la nomination des commissaires, a déclaré Smriti Singh, directrice du programme Asie du Sud d’Amnistie internationale. Or, il importe que les groupes de victimes leur fassent confiance pour que leur travail soit efficace et crédible. Pour cela, les droits et les points de vue des victimes doivent se trouver au cœur d’une procédure de sélection et de nomination totalement transparente. Les commissaires doivent être compétents, impartiaux et indépendants de tout parti politique. »
Les lacunes de la loi
La nouvelle loi, intitulée A Bill to Amend the Disappeared Persons ‘Enquiry, Truth and Reconciliation Commission Act, 2071 et communément appelée projet de loi sur la justice transitionnelle, a été présentée au Parlement en mars 2023 et finalement adoptée par la Chambre basse avec le soutien des trois principaux partis politiques du Népal à l’issue de longues négociations. Cependant, on note le manque de consultations formelles avec la société civile et les victimes ou leurs familles, qui ont des points de vue divers sur la législation. Si tous s’accordent à dire que les progrès vers la prise en compte de leurs droits et de leurs besoins ont été retardés de manière inacceptable, beaucoup craignent aussi que la loi dans sa version actuelle ne permette pas de rendre justice, et appellent à réformer le texte.
En vertu du projet de loi actuel, les crimes commis pendant le conflit sont classés dans la catégorie des « violations des droits humains » ou des « violations graves des droits humains ». Les infractions définies comme des violations des droits humains peuvent bénéficier d’une amnistie, tandis que les « violations graves des droits humains » peuvent être jugées par un tribunal spécial. La définition des « violations graves » se limite aux « viols ou violences sexuelles graves », aux « homicides volontaires ou arbitraires », aux disparitions forcées, si le lieu où se trouve la victime demeure inconnu, et aux « tortures inhumaines ou cruelles ». Or, ces définitions ne concordent pas avec le droit international et excluent d’autres crimes graves. Par exemple, l’interdiction de la torture et l’obligation de l’ériger en infraction revêtent un caractère absolu et on ne saurait qualifier la torture d’« inhumaine ou cruelle », puisqu’elle l’est par nature.
La loi définit les « violations des droits humains » comme « tout acte, à l’exception des violations graves des droits humains, commis en violation des lois népalaises, du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains » (italique ajouté par nos soins). Dans les précédentes versions du texte, cette catégorie de crimes était complètement exclue des poursuites. Dans la version actuelle, le tribunal spécial peut semble-t-il statuer sur les violations des droits humains (qui ne sont pas définies comme « graves ») ne pouvant pas faire l’objet d’une amnistie, que la Commission vérité et réconciliation peut accorder si l’auteur présumé remplit certaines conditions (dire la vérité, présenter des excuses aux victimes ou verser une indemnisation) et si les victimes donnent leur accord. Cependant, la loi est rédigée en termes imprécis et, si nous saluons l’élargissement du mandat du tribunal spécial, toute amnistie pour des crimes graves est contraire au droit et aux normes népalais et internationaux et viole le droit des victimes à des recours utiles et à des réparations.
Par ailleurs, la loi dispose que les deux catégories de violations (« graves » ou non) – à l’exception du viol et des « violences sexuelles graves » – doivent avoir été perpétrées « de manière ciblée ou planifiée contre une personne ou une communauté non armée ». Cela pourrait soustraire de nombreux cas à toute obligation de rendre des comptes devant la justice pénale, mais également exclure d’autres mesures prévues par le projet de loi, telles que des recours civils et administratifs et des réparations.
Aussi l’obligation de rendre des comptes ne serait pas pleinement mise en œuvre pour de nombreux crimes relevant du droit international, dont de possibles crimes contre l’humanité et crimes de guerre, en violation de la Constitution du Népal et de ses obligations juridiques internationales.
Lors de la phase finale des négociations, une disposition a été ajoutée à la loi qui permettrait au procureur général, sauf en cas de viol ou de « graves violences sexuelles », de déposer une requête contraignante visant à réduire de 75 % la peine pour les personnes reconnues coupables de violations graves. Cette disposition, qui équivaut à une amnistie déguisée, va à l’encontre du principe selon lequel les sanctions pénales doivent être proportionnées à la gravité du crime, et sape le rôle fondamental et la compétence du pouvoir judiciaire. C’est au tribunal de décider, le cas échéant, quelle réduction est appropriée, en fonction de son propre examen des faits et des observations des parties à la procédure.
La version actuelle de la loi permet au tribunal spécial de statuer sur les litiges liés aux réparations, ce qui élargit considérablement son rôle. Toutefois, elle prévoit toujours la nomination de trois juges seulement au tribunal spécial, ce qui était envisagé lorsque la compétence du tribunal était plus limitée. Sa compétence étant élargie, il faut augmenter le nombre de juges en conséquence.