• 1 Juil 2024
  • Liban
  • Communiqué de presse

Liban : Dans l’enceinte du Tribunal militaire : ce n’est pas la place des civil·e·s

Sahar Mandour, chercheuse sur le Liban à Amnistie internationale, a assisté à un procès historique pour des faits de torture devant le Tribunal militaire du pays, qui a examiné le cas de la mort en détention du réfugié syrien Bashar Abed Saud, à la suite d’allégations de torture entre les mains de membres de la Direction générale de la sécurité d’État. La cinquième audience et le verdict sont attendus pour le 5 juillet. Sahar Mandour est déterminée à obtenir justice, vérité et réparations pour la famille de Bashar Abed Saud. Ici, elle livre son point de vue sur un procès dominé par l’armée.

Je me tenais devant le Tribunal militaire le 16 décembre 2022, me sentant à la fois pleine de courage et de peur. Je me sentais courageuse, car j’avais demandé officiellement à l’armée d’assister à cette audience, et craintive, car je n’avais pas reçu d’approbation et avais donc décidé de me présenter malgré tout et de le demander en personne. Si les audiences sont censées être ouvertes au public, dans la pratique, se présenter sans autorisation préalable peut être considéré comme une bravade et me placer dans leur collimateur.

En tant que ressortissante non libanaise vivant dans le pays grâce à une carte de séjour, je me sentais particulièrement vulnérable devant le Tribunal militaire. J’ai tenté d’imaginer à quel point la situation serait encore plus difficile pour un réfugié syrien devant une telle instance au Liban : proprement terrifiant.

J’étais venue assister à un procès historique : la première affaire de torture à être portée devant un tribunal (civil ou militaire) depuis que le Liban a adopté la Loi 65 en 2017 criminalisant la torture. Depuis 2017, j’ai recueilli des informations sur la torture et les mauvais traitements infligés à des dizaines de militant·e·s, de réfugié·e·s, de membres de la communauté LGBTI+, ainsi qu’à d’autres civil·e·s et soldats, dans des centres de détention libanais. Alors que des dizaines de plaintes pour torture ont été déposées au cours des sept dernières années, aucune n’avait encore jamais débouché sur un procès. 

Un journal local a dénoncé la torture infligée à Bashar Abed Saoud en septembre 2022 et a publié des photos qui ont fuité, sur lesquelles on voyait sur son corps des entailles et des brûlures terribles. Difficile pour les militaires d’enterrer cette affaire, et pour quiconque de se contenter de hausser les épaules et de tourner la page après avoir vu ces clichés.

Bashar est décédé le 30 août 2022, à l’issue d’une seule journée de détention aux mains de la Direction générale de la sécurité d’État du Liban. Dans un acte d’inculpation sans précédent en novembre 2022, le juge d’instruction militaire a accusé cinq agents de la sûreté de l’État de l’avoir torturé à mort.

Lors de la première audience du procès, le 16 décembre 2022, ces cinq agents ont livré le même récit des événements ayant conduit à la mort de Bashar – accusant un seul d’entre eux de l’avoir frappé pour le contenir.

Lors de la deuxième audience du 5 mai 2023, j’ai patienté au Tribunal militaire de 9 heures jusqu’en fin d’après-midi en attendant le procès, mais dès que le juge l’a annoncé, l’audience a dû être ajournée parce que l’un des avocats de l’accusé était absent.

L’avocat désigné par la famille de Bashar a demandé à Amnistie internationale de continuer d’assister aux audiences, faisant valoir que des dizaines de plaintes pour torture contre des services de sécurité et militaires ont été rejetées sans enquête. Il craignait qu’une fois que l’attention faiblirait, le tribunal classerait également cette affaire. 

Des chercheurs d’autres organisations m’ont rejointe et ensemble, nous avons agi comme une chaîne symbolique d’observateurs des droits humains, afin de s’assurer que le tribunal ne rejette pas une affaire de torture aussi terrible, d’autant que la victime, en tant que réfugié, appartenait à l’un des groupes les plus vulnérables du Liban. Trois audiences ont été ajournées en raison de l’absence d’un avocat ou d’un médecin légiste, mais j’ai continué à assister à chaque séance.

« Compassion et clémence, votre honneur »

Ces audiences m’ont donné un aperçu rare du fonctionnement du Tribunal militaire. Il est axé sur la discipline : les accusés sont assis dans une cage pendant la procédure et sont tenus de montrer le plus grand respect au juge ; ils se lèvent au moment de l’appel, se tiennent les mains derrière le dos et doivent demander la permission de prendre la parole.

En une journée, le juge examine au moins 30 affaires. Et à l’issue de chaque bref interrogatoire, il s’adresse à l’accusé : « Que demandez-vous à la cour ? »

La réponse habituelle est la suivante : « Compassion et clémence, votre honneur. »

Ces mots ne m’ont pas quittée. Chacun devrait attendre d’un tribunal qu’il rende justice, mais il semble que ces accusés sentent qu’ils ne peuvent pas espérer autre chose que de la compassion ou de la miséricorde.

Lorsque l’un des avocats des cinq accusés a demandé que la première audience se tienne à huis clos, le juge a rejeté la requête en ces termes : « La chercheuse d’Amnistie internationale se trouve dans le public, et c’est une question d’intérêt public : nous n’avons rien à cacher. »

Dans une affaire comme celle de Bashar, l’avocat de la famille n’est pas autorisé à s’adresser directement au juge ni à présenter des notes et des preuves au procureur pendant l’audience. La victime n’est qu’un élément secondaire – il s’agit en fait de l’armée qui juge les siens.

« Un dossier complet » 

Au moment de sa mort, Bashar Abdel Saud avait 30 ans et était père de trois enfants, dont un bébé d’un mois. Il avait déserté de l’armée syrienne huit ans avant son arrestation et était parti au Liban afin d’y travailler comme porteur. Il vivait avec sa famille au camp pour réfugié·e·s palestiniens de Sabra et Chatila, à Beyrouth.

Au cours des deux dernières années, j’ai recueilli de nombreuses informations sur la vie de Bashar, mais je n’ai jamais pu parler directement à sa famille qui avait, on peut le comprendre, peur. Les réfugié·e·s au Liban sont dans une situation précaire et risquent d’être arrêtés et expulsés à tout moment.

Au cours des interrogatoires, selon le récit des agents, Bashar a avoué être trafiquant de drogue et toxicomane, membre d’une organisation terroriste et trafiquant d’armes, après avoir été arrêté par la police militaire. Ils ont affirmé qu’il était arrivé au bureau de la Direction générale de la sécurité d’État sous l’emprise de Captagon, un narcotique synthétique. « Il avait pris deux, trois, quatre ou cinq pilules, monsieur », a déclaré l’agent, niant qu’il ait été frappé. Pourtant, le rapport médicolégal a confirmé qu’aucune drogue n’avait été retrouvée dans le corps de Bashar.

Les policiers ont affirmé que Bashar était agité, a résisté à l’interrogatoire et a frappé un agent « connu pour son mauvais caractère et sa grande estime de lui-même ». L’agent a frappé le réfugié à deux reprises, avec un fil de chargeur de téléphone pour le maîtriser. Ils ont ajouté que celui-ci s’était alors effondré, du fait de sa consommation de stupéfiants. 

« Pourquoi le torturer s’il avait déjà avoué ?! », a déclaré au juge l’agent en question.

Le juge a alors demandé à l’agent en colère : « Est-ce vrai que vous êtes connu pour frapper les détenus ? »

Ce à quoi il a répondu : « Je ne les frappe durement pour obtenir des aveux que s’ils sont arrêtés pour des accusations de terrorisme. »

Le juge a écouté attentivement, interrogé minutieusement et avec vigueur.

Bashar, le réfugié décédé, n’a été mentionné qu’à travers le récit des personnes accusées d’être responsables de sa mort. 

À la quatrième audience, tous les accusés avaient été remis en liberté, y compris le « policier en colère » accusé d’être responsable du passage à tabac.

Le juge a informé le parquet que la famille de Bashar avait abandonné les accusations portées contre les policiers. Il se murmure qu’elle a été la cible d’intimidations pour renoncer à porter plainte. Qui pourrait le lui reprocher ?

Alors que nous attendons le verdict du 5 juillet, une chose est très claire : dans ce procès, il ne s’agit pas de justice pour Bashar et sa famille, mais plutôt d’une procédure disciplinaire interne permettant aux militaires de protéger et de punir, de faire la distinction entre « erreurs commises de bonne foi » et comportements honteux, et de réaffirmer que la discipline militaire est au-dessus de toute critique.

Rien ne saurait jamais justifier la torture. Les responsables présumés d’actes de torture doivent rendre des comptes dans le cadre d’une procédure indépendante et impartiale, conforme aux normes internationales d’équité des procès. Le Tribunal militaire ne remplit pas ces critères et sa compétence sur les affaires pénales, comme celle de n’importe quel tribunal ou commission militaire, ne doit s’exercer que sur les membres des forces armées poursuivis pour des infractions à la discipline militaire. Si les autorités libanaises veulent s’attaquer sérieusement à l’élimination de la torture dans les centres de détention, elles doivent renvoyer ces affaires devant des tribunaux civils ordinaires, quelles que soient les accusations portées contre les victimes – terrorisme, contrebande d’armes, consommation de drogue ou simple agitation dans une salle d’interrogatoire.