Grèce. Le procès de rescapés du naufrage au large de Pylos ne doit pas empêcher l’enquête sur les éventuelles responsabilités des autorités grecques
Un représentant d’Amnistie internationale Grèce sera présent au tribunal pénal de Kalamata pour assister au procès.
Le procès imminent de neuf rescapés du naufrage de juin 2023 au large de Pylos, en Grèce, soulève des préoccupations relatives à l’équité de la procédure, ont déclaré Human Rights Watch et Amnistie internationale le 17 mai 2024. Des rescapés sont inculpés de trafic illicite, aggravé par la mort de passagers, d’avoir provoqué un naufrage, d’entrée illégale, et de formation et appartenance à une organisation criminelle, et encourent de multiples condamnations à la réclusion à perpétuité s’ils sont reconnus coupables. Une enquête parallèle menée sur la possible responsabilité des autorités grecques dans ce naufrage en est au stade préliminaire, et le tribunal disposera par conséquent d’informations incomplètes pour évaluer la culpabilité des accusés. Le procès doit s’ouvrir à Kalamata, en Grèce, le 21 mai.
« Le risque est réel que ces neuf rescapés soient déclarés coupables sur la base d’éléments incomplets et contestables, d’autant que l’enquête officielle sur le rôle des garde-côtes n’est pas encore achevée, a déclaré Judith Sunderland, directrice adjointe du programme Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. Afin que l’obligation de rendre des comptes pour l’un des pires naufrages en mer Méditerranée soit crédible et pertinente, il convient d’établir les responsabilités éventuelles des autorités grecques. »
Le chalutier de pêche très surchargé a chaviré le 14 juin 2023, entraînant la mort de plus de 600 passagers, sur 750 personnes se trouvant à bord, pour la plupart originaires de Syrie, du Pakistan et d’Égypte. Les recherches menées par Human Rights Watch et Amnistie internationale, et de nombreux journalistes d’investigation et organisations, relèvent différentes défaillances des autorités grecques dans les heures ayant précédé le naufrage, ainsi que de graves allégations selon lesquelles un navire de patrouille des garde-côtes grecs a fait chavirer le bateau en tentant de le remorquer.
Les poursuites intentées contre neuf rescapés égyptiens, surnommés « les 9 de Pylos » semblent reposer sur la théorie selon laquelle le mauvais état du navire et le fait qu’il était surchargé ont provoqué le naufrage, et que les accusés étaient des passeurs en charge du bateau et de ses passagers, et sont donc responsables de la mort des personnes qui se trouvaient à bord. Les accusés nient ces allégations. On ignore si le tribunal pénal examinera le comportement des garde-côtes helléniques et de quelle manière, et s’il se penchera sur la possibilité que la tentative de remorquage ait été la cause directe et matérielle du naufrage.
L’enquête distincte du tribunal naval sur la responsabilité éventuelle des garde-côtes grecs, ouverte en juin 2023, en est encore au stade préliminaire. Des organisations non gouvernementales juridiques se sont jointes à l’affaire en déposant plainte au nom de 53 rescapés, affirmant que les autorités grecques étaient responsables du naufrage, et beaucoup d’entre eux ont été convoqués pour témoigner. La requête du procureur du tribunal naval concernant l’analyse médicolégale des téléphones des garde-côtes, saisis par les autorités fin septembre 2023 seulement, soit plus de deux mois après les événements, est toujours en instance.
Les « 9 de Pylos » ont été arrêtés le 15 juin 2023, semble-t-il sur la base des témoignages de neuf autres rescapés emmenés par les garde-côtes grecs tout de suite après le naufrage traumatisant, entre le 14 et le 15 juin. On ignore si d’autres survivants – et combien – ont livré leurs récits et si ces témoignages ont été examinés avant que les accusés ne soient arrêtés, puis placés en détention provisoire, le 20 juin.
Selon Human Rights Watch et Amnistie internationale, le fait que les garde-côtes aient mené les entretiens soulève des inquiétudes quant à l’indépendance et l’intégrité de l’enquête, d’autant que les allégations sur les actions des garde-côtes ont émergé peu après le naufrage.
Les inquiétudes sont vives quant au respect des normes d’équité des procès, du fait des interrogations sur l’intégrité de l’investigation et des preuves – surtout que l’enquête ouverte contre les rescapés a été conclue avec une grande rapidité et que les avocats de la défense des « 9 de Pylos » n’ont pas pu consulter le dossier du tribunal naval.
Dans le cadre d’investigations distinctes, Lighthouse Reports, Solomon et d’autres ont constaté que les déclarations de plusieurs rescapés aux garde-côtes, retenues à titre de preuves, ont décrit le naufrage en des termes identiques et ne parlaient pas de la tentative de remorquage, laissant à penser que ceux qui ont recueilli les premières déclarations ont pu rédiger des comptes-rendus formatés au lieu des véritables récits livrés par les rescapés. Toutefois, dans des témoignages ultérieurs devant le procureur de Kalamata, plusieurs de ces mêmes rescapés ont évoqué la tentative de remorquage. En outre, un rescapé a déclaré à Amnistie internationale et Human Rights Watch que sa déclaration devant le procureur selon laquelle les garde-côtes avaient fait chavirer le chalutier de pêche avait été modifiée, pour dire que le navire avait coulé pour d’autres raisons.
Selon les avocats des neuf accusés, le juge d’instruction du tribunal de Kalamata a rejeté leurs demandes visant à obtenir des preuves supplémentaires, notamment des preuves portant sur la responsabilité potentielle des garde-côtes grecs, au motif qu’elles relèvent de la compétence du tribunal naval. Les avocats n’ont pas été en mesure d’avoir accès au dossier d’enquête du tribunal naval, alors qu’il est primordial pour la préparation de la défense.
Le juge a rejeté la demande d’analyse des données des téléphones portables des rescapés qui ont été saisis par les autorités grecques dans des circonstances floues, puis auraient été découverts sur le bateau des garde-côtes et saisis dans le cadre de l’enquête de Kalamata en juillet 2023 seulement. Il a également rejeté les motions déposées par les avocats visant à recueillir les témoignages d’autres rescapés, et à obtenir les communications entre les garde-côtes grecs, Frontex et le Centre conjoint de coordination de sauvetage, ainsi que des photographies aériennes du navire avant le naufrage.
L’enquête distincte sur la responsabilité potentielle des garde-côtes grecs ne doit pas empêcher les accusés d’avoir accès à des éléments de preuve essentiels, et potentiellement à décharge, sur les causes du naufrage, ont fait valoir Amnistie internationale et Human Rights Watch. Le tribunal de Kalamata et le tribunal naval doivent coopérer dans l’intérêt de la justice, en vue d’obtenir un récit complet et crédible sur le naufrage et d’identifier les responsables et les éventuelles défaillances fatales au niveau de l’opération de secours.
Le droit international et le droit européen relatifs aux droits humains garantissent le droit de toute personne accusée d’une infraction pénale à une défense efficace. Entre autres, cela signifie que l’accusé a le droit de bénéficier des « facilités nécessaires » pour préparer sa défense, y compris l’accès à tous les documents que l’accusation prévoit de présenter au tribunal à son encontre, ou qui sont à décharge.
Le tribunal de Kalamata doit garantir aux accusés un procès équitable et impartial, ainsi que le respect de tous leurs droits à une procédure régulière. Le tribunal naval doit veiller à l’avancement rapide, efficace et impartial des investigations, et garantir la participation sûre et effective du plus grand nombre possible de rescapés et de proches de victimes, ainsi que le recueil exhaustif d’éléments de preuve.
« À maintes reprises, en Grèce et ailleurs, les personnes racisées qui cherchent à se rendre en Europe finissent par être les seules à devoir rendre des comptes dans le contexte des mouvements migratoires, a déclaré Adriana Tidona, chercheuse sur les questions migratoires à Amnistie internationale. Les investigations et le procès de Pylos doivent marquer un tournant pour cette trajectoire dangereuse. »
Après avoir étudié 81 procès en Grèce, l’ONG Borderline Europe a conclu que les victimes du trafic elles-mêmes, y compris demandeuses d’asile, sont systématiquement reconnues coupables de trafic illicite au motif qu’elles auraient piloté ou aidé à piloter le navire ou la voiture, et a dénoncé les graves lacunes et abus dans le contexte des arrestations et des enquêtes préliminaires. Selon cette étude, en février 2023, 2 154 personnes soupçonnées de trafic illicite étaient détenues en Grèce, et 90 % d’entre elles étaient des ressortissants de pays tiers. Pendant ce temps, les violations des droits humains graves et persistantes commises par les autorités à l’encontre des réfugié·e·s et des migrant·e·s aux frontières grecques – renvois forcés, détentions arbitraires et actes de torture notamment – demeurent impunies.