Éthiopie. Les autorités doivent cesser d’utiliser la loi relative à l’état d’urgence pour réduire au silence l’opposition pacifique
Les autorités éthiopiennes ont utilisé la loi relative à l’état d’urgence pour réduire au silence l’opposition pacifique, en arrêtant arbitrairement des responsables politiques de premier plan critiques à l’égard du gouvernement ainsi que des journalistes, a déclaré Amnistie internationale lundi 19 février 2024.
Le 2 février 2024, la Chambre des représentants du peuple a approuvé la prolongation de l’état d’urgence, lequel est entré en vigueur en août 2023 face à l’escalade de la violence entre les forces gouvernementales et la milice Fano dans la région Amhara. Au cours des six derniers mois, l’état d’urgence instauré dans tout le pays a conféré au gouvernement des pouvoirs étendus, lui permettant d’arrêter des suspects sans mandat du tribunal, d’imposer des couvre-feux, d’empêcher la liberté de mouvement et d’interdire les assemblées publiques ou les associations.
« Le gouvernement éthiopien doit cesser d’user de cette vieille méthode qui consiste à priver les personnes de leurs droits fondamentaux en invoquant la loi relative à l’état d’urgence. Les Éthiopiens font face à un nouveau conflit armé dans la région Amhara, à une grave crise humanitaire dans le Tigré, à une situation désastreuse en matière de sécurité en Oromia, le tout sur fond d’impunité généralisée dans l’ensemble du pays. Le rôle des médias et le droit à la liberté d’expression sont plus que jamais essentiels », a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique australe et de l’Est à Amnistie internationale.
« L’annonce de la prolongation de l’état d’urgence n’a pas encore été publiée au Journal officiel du pays, le Negarit Gazette. Ce manque de transparence viole le droit d’accès à l’information et le principe de légalité, puisque la population éthiopienne ne peut déterminer si sa conduite représente une violation de la loi, ni si la loi continue de s’appliquer dans tout le pays. »
Cinq responsables politiques et trois journalistes ont été arrêtés et sont maintenus en détention sans inculpation au titre de l’état d’urgence, d’après les membres de leurs familles interrogés par Amnistie internationale.
Le 4 août 2023, le jour où l’état d’urgence a été annoncé, les forces gouvernementales ont arrêté Christian Tadele, un membre du Parlement fédéral connu pour ses critiques à l’égard du Premier ministre Abiy Ahmed, ainsi que Kassa Teshager, un membre du Conseil municipal d’Addis-Abeba. Tous deux ont été arrêtés à leur domicile, à Addis-Abeba.
Yohannes Boyalew, un membre du Conseil de la région Amhara, a été arrêté le 15 août 2023 à Bahir Dar. L’ancien ministre d’État chargé de la Paix et membre du Conseil de la région Oromia, Taye Dendea, a été arrêté le 12 décembre 2023, quelques jours après avoir critiqué le Premier ministre au sujet des atrocités commises en Éthiopie, déclarant : « Vous êtes un homme cruel, qui joue avec le sang de civils innocents. »
Lorsque l’état d’urgence a été prolongé, le 2 février 2024, les forces de sécurité fédérales ont arrêté Desalegn Chane, un membre du parti d’opposition du Parlement fédéral, également connu pour ses critiques à l’égard du Premier ministre.
Des proches des responsables politiques placés en détention ont expliqué à Amnistie internationale qu’ils se trouvaient encore tous en garde à vue sans inculpation et qu’ils n’avaient pas été autorisés à s’entretenir avec leurs avocats. Les familles des détenus ont pu les voir, au cours de visites qu’elles décrivent comme brèves et sous haute surveillance.
« Arrestations de masse »
Depuis la proclamation de l’état d’urgence en août 2023, les médias éthiopiens ont fait état d’arrestations de masse à Addis-Abeba, la capitale du pays, et dans la région Amhara. Le 6 février 2024, devant la Chambre des Représentants du peuple, le Premier ministre Abiy Ahmed a confirmé que des milliers de personnes avaient été placées en détention, puis qu’un grand nombre d’entre elles avaient été libérées après avoir été « éduquées ». Il a également confirmé qu’une centaine de personnes étaient toujours en détention au titre de l’état d’urgence.
Le 10 août 2023, Abay Zewdu, rédacteur en chef du média Amara Media Center, a été arrêté à Addis-Abeba. Les autorités éthiopiennes ont également arrêté le journaliste Bekalu Alamrew le 9 août 2023 et Belay Manaye, d’Ethio News, le 13 novembre 2023. Les trois journalistes sont toujours en garde à vue. Un avocat qui suit leur dossier a déclaré que les autorités avaient interdit aux avocat·e·s de rendre visite aux journalistes et qu’aucune charge n’avait été retenue contre eux.
« Les autorités éthiopiennes doivent mettre fin aux détentions de masse qui ne respectent pas la procédure régulière au titre de la loi relative à l’état d’urgence du pays. Elles doivent respecter les lois nationales et les obligations internationales du pays en matière de droits humains, en engageant des poursuites ou en libérant toutes les personnes détenues au titre de l’état d’urgence, notamment les personnalités politiques de premier plan et les journalistes », a affirmé Tigere Chagutah.
« Amnistie internationale soutient les Éthiopien·ne·s qui réclament justice et obligation de rendre des comptes pour les violations des droits humains commises en Éthiopie. L’impunité systémique continue d’enhardir les auteurs de crimes et la promulgation successive de plusieurs états d’urgence a exposé la population à des risques de violations des droits humains. »
Contexte
Le gouvernement éthiopien actuel et celui qui l’a précédé ont souvent eu recours à l’état d’urgence afin de réprimer arbitrairement la contestation pacifique. Durant le conflit armé au Tigré et dans les régions Amhara et Afar, des milliers de personnes ont fait l’objet d’un profilage ethnique et ont été placées en détention à des centaines de kilomètres de chez elles au titre de l’état d’urgence, dans d’immenses camps de fortune, sans bénéficier d’une alimentation suffisante ni de soins médicaux.
Depuis que l’état d’urgence a de nouveau été décrété, la région Amhara a été placée sous un poste de commandement dirigé par le chef du Service national des renseignements et de la sécurité, qui rend compte directement au Premier ministre. Après que le conflit armé a éclaté dans la région Amhara début août, le gouvernement a également limité l’accès à l’information en interdisant l’utilisation d’Internet et en imposant sporadiquement des interruptions totales des communications dans la région.
Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) dispose que certains droits peuvent être restreints au titre de l’état d’urgence, mais que ces restrictions ne doivent être permises que « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». Cependant, il dispose également qu’il existe certains droits auxquels il n’est en aucun cas permis de déroger (qui ne peuvent être suspendus). Le Comité des droits de l’homme de l’ONU, l’organe d’experts indépendant qui est chargé de surveiller l’application du PIDCP, a déclaré que les restrictions du droit à la liberté d’expression devaient être conçues et interprétées de manière limitée et qu’elles « ne peuvent pas compromettre le droit lui-même ». La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne permet quant à elle aucune dérogation aux droits humains garantis par la Charte, même en cas d’état d’urgence. L’Éthiopie a ratifié le PIDCP ainsi que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Amnistie internationale a également reçu des informations faisant état d’exécutions extrajudiciaires de civil·e·s perpétrées par des soldats des Forces de défense nationale éthiopiennes (ENDF) dans la région Amhara et enquête actuellement sur ces allégations.