• 18 Juil 2023
  • International
  • Article d'opinion

Sans ressources, il ne peut y avoir de droits

Erika Guevara Rosas, directrice pour les Amériques à Amnistie internationale

Depuis sa création en 1961, Amnistie internationale observe comment les États partout dans le monde renforcent de manière sélective et différenciée leurs capacités à garantir les droits humains des populations de leur pays. Dans les Amériques, nous observons depuis un certain temps avec préoccupation que les gouvernements successifs font un usage inapproprié des ressources financières disponibles, de sorte que la protection des droits humains se trouve volontairement reléguée au second plan. 

Cela paraît évident, mais pour garantir la protection des droits humains, il est indispensable que le budget public soit alloué en priorité à tous les domaines relatifs à cette protection. Par exemple, le manque de personnel au sein du système judiciaire dans la majorité des pays de la région explique en partie le retard dans les procédures judiciaires et, par conséquent, l’impunité, et ce manque de personnel est lié à l’insuffisance des dépenses publiques investies dans le renforcement des systèmes judiciaires et, dans certains pays, à la corruption qui règne. 

Sans ressources suffisantes, il est impossible de garantir le plein exercice des droits humains. Nous savons que pour faire face à la crise des disparitions dans plusieurs pays, des ressources sont nécessaires pour mettre en place des institutions, des outils et des méthodologies spécialisés pour les travaux de recherche des personnes, la conservation des éléments de preuve et les mécanismes de prévention. La réponse aux féminicides et leur éradication nécessitent la création de centres et d’unités spécialisées proches des femmes et des filles, ce qui implique une attribution prioritaire des ressources publiques à ce travail. 

Les insuffisances dans l’attribution des finances publiques aux politiques sociales garantissant les droits fondamentaux des populations historiquement marginalisées sont parmi les principaux éléments empêchant les États de répondre aux nombreuses crises des droits humains auxquelles la région fait face. C’est pourquoi Amnistie internationale concentre ses appels sur la garantie de la justice fiscale pendant le sommet ministériel pour la région Amérique Latine et Caraïbes « Vers une fiscalité mondiale inclusive, durable et équitable », qui se tiendra à Carthagène, en Colombie, les 27 et 28 juillet. 

Il est clair que le recouvrement fiscal nécessite des mécanismes efficaces de reddition de comptes assurant une utilisation transparente et adaptée de l’argent public. Mais l’exercice des droits humains requiert également une distribution juste destinée à répondre aux besoins sociaux historiques. Amnistie internationale se joint à l’appel en faveur d’une politique fiscale juste lancé par un grand nombre d’organisations partenaires, dont Oxfam, la Commission Indépendante pour la Réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT), le Center for Economic and Social Rights, Red de Justicia Fiscal de América Latina y el Caribe, Fundar, DeJusticia et le Centre d’études juridiques et sociales.

Qu’est-ce qu’une politique fiscale juste ? Elle se caractérise par un ensemble de mesures visant à augmenter les budgets étatiques destinés à l’investissement dans les biens et services publics garantissant l’exercice des droits humains, en vue d’atteindre une équité permettant d’assurer l’égalité des chances et l’accès efficaces aux opportunités pour toutes les personnes, et particulièrement les populations historiquement discriminées et marginalisées, que ce soit du fait de politiques racistes ou coloniales ou de l’épidémie de corruption qui touche le continent.

Une politique fiscale juste assure notamment une imposition et des dépenses publiques progressives, impliquant une imposition plus élevée pour les personnes ayant des revenus plus importants et des dépenses publiques supérieures en faveur des personnes confrontées à davantage d’inégalités en matière d’accès aux droits. Par ailleurs, les impôts peuvent être des outils pour décourager les activités pouvant porter atteinte à la santé et à l’environnement, comme l’exploitation des énergies fossiles, ou pour compenser les conséquences de ces activités. Cela implique en outre que les décisions liées à la dette et aux mesures d’austérité n’entravent pas la capacité des États à garantir l’exercice des droits humains. 

Malheureusement, nos autorités ont failli à leur obligation de maximiser les ressources afin de garantir nos droits. Actuellement, les pays d’Amérique latine et des Caraïbes prélèvent en moyenne 21,7 % de la valeur produite chaque année, alors que cette moyenne se situe à 34,1 % pour les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Dans de nombreux pays, ces impôts sont souvent régressifs, comme la taxe sur la valeur ajoutée par exemple, car ils affectent de manière disproportionnée les foyers les plus pauvres. Par ailleurs, nos États ne disposent pas des outils nécessaires pour réduire les inégalités que crée le marché et qui affectent les droits économiques et sociaux des personnes et groupes les plus vulnérables, parmi lesquels les femmes et les membres de populations autochtones et de couleur sont surreprésentés.

Non seulement le manque de ressources publiques restreint les droits, mais il coûte aussi des vies. Notre rapport intitulé Desigual y Letal démontre que l’insuffisance des dépenses publiques pour la santé publique et la protection sociale, liée à un recouvrement insuffisant des recettes fiscales, a été l’une des raisons pour lesquelles la région Amérique latine et Caraïbes a été la région dans laquelle la pandémie de la COVID-19 a été la plus meurtrière.

En outre, certains éléments des politiques fiscales en vigueur ont des conséquences directes aggravant la crise climatique. En 2022, les subventions pour les énergies fossiles des 19 plus grandes économies de la région ont atteint 166 milliards de dollars. Si l’Argentine, le Brésil, le Chili et le Mexique réduisaient de moitié ces subventions annuelles, cela éviterait des dépenses de santé catastrophiques pour presque six millions de personnes et pourrait garantir le droit à l’éducation de plus de sept millions d’élèves. Cela signifie que de nombreuses possibilités s’offrent aux plus grandes économies pour élargir leur marge de manœuvre budgétaire, mais qu’elles ont préféré choisir l’austérité plutôt qu’assurer notre avenir.  

Lutter contre la crise climatique requiert des mécanismes de coopération internationale assurant que les pays les plus pauvres ne subissent pas les conséquences d’un phénomène presque exclusivement attribuable au modèle de consommation du Nord mondial. D’après la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, la moitié des pays en situation de forte vulnérabilité climatique sont également soumis à une pression financière liée à la dette publique. Dans les Amériques, des pays comme Haïti, Antigua-et-Barbuda, le Guyana, la République dominicaine et le Bélize sont confrontés à la fois à une forte vulnérabilité environnementale et à une grande vulnérabilité économique. 

Ce sommet est une occasion de réclamer l’allégement de la dette des pays confrontés dans le même temps à la crise climatique et à la crise de la dette et d’exiger des ressources mondiales pour l’adaptation et l’atténuation du changement climatique, que ce soit par des subventions ou des emprunts. Cela implique une réforme approfondie de l’architecture internationale qui permettra un plus grand investissement dans les droits humains et la justice climatique. Il est clair que des mécanismes de transparence et de reddition de comptes sont également nécessaires dans ces pays, afin d’éviter que la corruption et la mauvaise gestion des ressources continuent de contribuer à ces crises.

Nous espérons que lors de ce sommet, les États s’engageront à faire en sorte que la région aille vers des politiques économiques assurant une vie digne pour toutes les populations et que des dispositions contraignantes soient établies pour inverser les tendances mondiales qui ont relégué au second plan la garantie de l’exercice des droits humains et la justice climatique. 

Il est urgent que les États du continent se mettent d’accord sur un taux d’imposition minimum commun qui reflète la juste proportion que les entreprises internationales menant des activités dans la région doivent payer et qui mette en application des conclusions formulées par l’OCDE en 2021. Le taux d’imposition mondial de 15 % convenu lors de ces négociations reste trop faible pour permettre une meilleure justice fiscale à l’échelle mondiale. Des actions efficaces sont par ailleurs nécessaires pour lutter contre les tactiques que les entreprises et personnes aux revenus les plus élevés emploient afin de ne pas s’acquitter des contributions qui leur incombent. Une coordination régionale efficace doit par exemple permettre un appui sans équivoque à l’initiative africaine relative à une convention fiscale à l’ONU.

Il est temps de mettre fin aux politiques publiques dans lesquelles les droits humains n’occupent pas une place centrale. Nous ne pouvons rester dans l’indifférence, c’est de notre avenir qu’il est question à Carthagène.