• Tunisie

UNE DÉFENSEURE DES DROITS HUMAINS EN GRÈVE DE LA FAIM

CONTEXTE

Le 14 janvier 2025, à l’occasion du 14e anniversaire de la révolution tunisienne, la défenseure des droits humains de renom Sihem Bensedrine a annoncé une grève de la faim pour une durée indéterminée afin de protester contre sa détention arbitraire depuis août 2024, au seul motif qu’elle a exercé ses droits fondamentaux. Le 26 janvier, elle a été hospitalisée en raison de complications médicales. Le 28 janvier, ses avocats ont appris qu’un juge d’instruction de Tunis a prolongé sa détention provisoire pour une durée de quatre mois, pour des accusations de « fraude », « falsification » et « abus de fonction », en lien avec son rôle dans la dénonciation de faits présumés de corruption en tant que présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD). Les autorités doivent libérer immédiatement et sans condition Sihem Bensedrine, abandonner toutes les charges retenues contre elle et mettre fin à l’utilisation abusive qui est faite du système judiciaire pour la cibler. 

Sihem Bensedrine, 74 ans, est une défenseure des droits humains de premier plan reconnue pour ses activités de journaliste indépendante et de défense des droits humains sous le régime de l’ancien président Ben Ali, chassé du pouvoir le 14 janvier 2011. Depuis la prise de pouvoir du président Kaïs Saïed en juillet 2021, Sihem Bensedrine a vivement critiqué les mesures ayant conduit à saper l’état de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie. Entre 2014 et 2018, Sihem Bensedrine a présidé l’Instance vérité et dignité (IVD), créée pour réunir des informations sur les violations des droits humains et les actes de corruption qui auraient été commis par des représentants de l’État entre 1955 et 2013, et dotée de l’autorité requise pour déférer les affaires graves aux chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle en vue de mettre en œuvre l’obligation de rendre des comptes. 

En décembre 2018, l’IVD a achevé ses travaux et transféré 205 cas de violations des droits humains et d’actes de corruption à des fins de poursuites aux 13 chambres criminelles spécialisées en Tunisie. Un certain nombre de ces affaires étaient liées à des allégations de corruption dans le secteur bancaire. Parmi les personnes accusées par l’IVD d’infractions liées à la corruption figurent d’anciens ministres, des hommes d’affaires de premier plan, d’anciens gouverneurs de la Banque centrale, des cadres supérieurs d’une banque publique et des représentants du gouvernement. L’IVD, créée en mars 2014 avec un mandat de quatre ans pouvant être prolongé une fois pour une année, a prolongé son mandat jusqu’à la fin de l’année 2018 malgré l’opposition du Parlement qui a voté contre cette prolongation. Le 28 décembre 2018, la présidence de la République a informé l’IVD que la date limite pour soumettre son rapport était fixée au 31 décembre, soit trois jours plus tard. Afin de respecter ce délai, le bureau exécutif de l’IVD, présidé par Sihem Bensedrine, a adopté une version préliminaire du rapport final le 30 décembre 2018, dans l’attente des révisions nécessaires. Le rapport final a été publié sur le site Internet de l’IVD le 26 mars 2019, et est ensuite paru au Journal officiel de la République tunisienne le 24 juin 2020. Tout au long de son mandat, l’IVD a été la cible de plusieurs tentatives visant à saper ses travaux, certaines institutions de l’État, telles que les ministères de l’Intérieur et de la Défense, n’ayant pas pleinement coopéré à ses enquêtes.

En mai 2020, un ancien commissaire de l’IVD a porté plainte contre Sihem Bensedrine auprès de l’Instance supérieure de lutte contre la corruption, l’accusant notamment d’avoir « falsifié le rapport final » en ayant ajouté un chapitre sur la corruption au sein du système bancaire tunisien, plus particulièrement sur un litige entre le gouvernement tunisien et la Banque franco-tunisienne (BFT). Le plaignant affirmait que Sihem Bensedrine l’avait fait en vue d’obtenir un gain personnel, parce que cette section du rapport pouvait coûter au gouvernement des sommes importantes en réparations. En mars 2021, l’Instance supérieure de lutte contre la corruption a transféré cette plainte au parquet général de Tunis. En 2021, la Brigade économique de la police judiciaire a ouvert une enquête sur la plainte et a convoqué des membres de l’IVD pour les interroger. La plainte alléguait que les modifications apportées à la version préliminaire du rapport dans le chapitre sur la corruption dans le système bancaire constituaient une « falsification » et visaient à « nuire à l’État tunisien ». Dans le cadre de cette enquête, le 22 novembre 2022, un juge d’instruction du Pôle judiciaire économique et financier a interrogé Sihem Bensedrine en qualité de témoin. Le 20 février 2023, l’accusation a demandé au juge d’instruction d’engager des poursuites pénales contre Sihem Bensedrine parce qu’elle aurait « profité de sa position afin d’obtenir des avantages indus », causé des préjudices à l’État pour en retirer des bénéfices et pour faux et usage de faux, au titre des articles 32, 96, 98, 172, 175, 176 et 177 du Code pénal. Le 2 mars 2023, le juge d’instruction a modifié le statut de Sihem Bensedrine dans l’enquête, le faisant passer de témoin à suspect. Le 7 mars, il a prononcé une interdiction de voyager à l’encontre de Sihem Bensedrine. Le 1er août 2024, à l’issue d’une audience, un juge d’instruction du Pôle judiciaire économique et financier du tribunal de première instance de Tunis a ordonné son placement en détention provisoire pour les mêmes chefs d’accusation. Les accusations portées contre Sihem Bensedrine, qu’elle nie, sont fondées sur les allégations de l’ancien commissaire qui a porté plainte. L’accusation n’a présenté aucune preuve concrète pour justifier l’ordonnance de placement en détention provisoire et l’enquête pénale. 

L’accusation n’ayant jusqu’à présent pas fourni de preuves concrètes concernant des actes criminels qui pourraient être liés aux modifications introduites dans le rapport de l’IVD, les accusations portées contre Sihem Bensedrine semblent constituer une forme de représailles pour le travail qu’elle avait entrepris en tant que présidente de l’IVD, et plus particulièrement pour les opinions ou les faits contenus dans le rapport final de l’IVD et les poursuites initiées par l’IVD contre les auteurs présumés. En mai 2023, des experts indépendants des droits humains des Nations unies ont exprimé leur préoccupation quant au fait que les poursuites engagées contre Sihem Bensedrine semblaient constituer des représailles en lien avec son rôle au sein de l’IVD et les affaires de corruption. Les normes internationales établissent le devoir des États de garantir le droit de connaître la vérité sur les violations flagrantes des droits humains, y compris par le biais de mécanismes non judiciaires tels que les commissions de vérité, et de protéger les membres de l’IVD contre la diffamation et les poursuites civiles ou pénales liées à leur travail.

LETTRE À ENVOYER


 

Monsieur le Président,

Je vous écris afin de vous faire part de ma vive inquiétude au sujet de la détention arbitraire de la défenseure des droits humains Sihem Bensedrine, âgée de 74 ans, arrêtée le 1er août. Le 14 janvier, elle a annoncé entamer une grève de la faim pour une durée indéterminée pour protester contre sa détention arbitraire. Ses avocats ont relayé ce message dans lequel elle annonce entamer une grève de la faim sur sa page Facebook : « Je ne supporterai pas davantage l’injustice qui me frappe. La justice ne peut être fondée sur les mensonges et les calomnies, mais sur des éléments de preuve concrets et tangibles. » Elle est en détention uniquement en raison de son travail en tant que présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD) de 2014 à 2018, qui a enquêté et transmis au parquet ses conclusions sur les crimes commis par les autorités tunisiennes de 1955 à 2013.

Sihem Bensedrine fait l’objet d’une enquête depuis février 2023 à la suite d’une plainte déposée par un ancien commissaire de l’IVD alléguant une falsification, parce que des modifications avaient été apportées au rapport final de l’IVD après sa soumission à la présidente de l’époque en décembre 2018. Le 7 mars 2023, un juge d’instruction a inculpé Sihem Bensedrine de « falsification », de « faux » et d’« abus de fonction » et lui a interdit de voyager. Le 1er juin 2024, le juge a ordonné son placement en détention provisoire et elle a été incarcérée le jour même. Le 28 janvier 2025, le juge d’instruction de Tunis a informé ses avocats qu’il prolongeait sa détention provisoire pour une durée de quatre mois. Les poursuites intentées contre Sihem Bensedrine semblent constituer une forme de représailles pour le travail de l’IVD, qui a rendu publiques des allégations d’atteintes aux droits humains et d’actes de corruption commis par les précédents régimes en Tunisie.

Depuis qu’elle a débuté sa grève de la faim, son état de santé s’est rapidement détérioré. Elle se sent faible et manque d’oxygène, au point qu’elle a été placée sous assistance respiratoire à l’infirmerie de la prison. Le 26 janvier, elle a été transférée dans un hôpital à l’extérieur de la prison, lorsque son état de santé s’est encore dégradé. Ses problèmes antérieurs, notamment l’hypertension artérielle et les affections cardiaques, la rendent encore plus fragile.

Je vous prie de libérer immédiatement et sans condition Sihem Bensedrine, d’abandonner toutes les charges retenues contre elle et de mettre fin à l’utilisation abusive qui est faite du système judiciaire pour la cibler. Dans l’attente de sa libération, elle doit avoir un accès suffisant à des professionnel·le·s de santé qualifiés, afin de bénéficier de soins conformes à l’éthique médicale et respectant notamment les principes de confidentialité, d’autonomie et de consentement éclairé. Enfin, je vous demande de veiller à ce qu’elle puisse communiquer avec sa famille et ses avocats, et soit détenue dans des conditions conformes aux normes internationales.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération.

APPELS À  

Président de la République, Kaïs Saïed
Route de la Goulette, Site archéologique de Carthage, Tunisie
Courriel : contact@carthage.tn
X : @TnPresidency

COPIES À  

Mélanie Joly
Ministre des Affaires étrangères
111, rue Wellington
Ottawa (Ontario) K1A 0A6
Aucun timbre requis
Courriel:  melanie.joly@parl.gc.ca  

Son Excellence M. Lassaad BOUTARA
Ambassadeur
Ambassadeur de la République tunisienne
515, rue O'Connor
Ottawa, ON K1S 3P8
Tel: (613) 237-0330, -0332 Fax: (613) 237-7939
Courriel : tunisianembassycanada@diplomatie.gov.tn