• 7 mai 2024
  • Somalie
  • Communiqué de presse

Somalie. Les frappes militaires menées à l’aide de drones turcs qui ont tué 23 civil·e·s pourraient constituer des crimes de guerre – Nouvelle enquête

  • Quatorze enfants tués et 17 civil·e·s blessés lors de frappes menées en mars 
  • Les familles des victimes doivent recevoir des réparations
  • Ces attaques menées sans discrimination pourraient constituer des crimes de guerre

Deux frappes ayant tué 23 civil·e·s lors d’opérations militaires somaliennes menées avec l’appui de drones turcs doivent faire l’objet d’enquêtes en tant que crimes de guerre, a déclaré Amnistie internationale le 7 mai 2024.

Le bilan de ces frappes menées le 18 mars s’élève à 23 morts parmi les civil·e·s, 14 enfants, cinq femmes et quatre hommes, ainsi que 17 blessés : 11 enfants, deux femmes et quatre hommes. Tous appartiennent au clan marginalisé Gorgaarte, sous-clan de la communauté plus large des Jarirs. 

Les frappes ont touché la ferme de Jaffey, à environ trois kilomètres à l’ouest du village de Bagdad, dans la région du Bas-Shabelle, entre 20 heures et 20h30. Les victimes et des habitant·e·s ont déclaré à Amnistie internationale que les frappes par drone ont fait suite à d’intenses combats terrestres ayant débuté plus tôt dans la journée entre le groupe armé Al Shabab et les forces de sécurité somaliennes près des villages de Jambaluul et Bagdad.

« Les gouvernements somalien et turc doivent enquêter sur ces frappes meurtrières en tant que crimes de guerre et mettre un terme à ces attaques inconsidérées contre des civil·e·s, a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnistie internationale.

« En Somalie, les civil·e·s sont trop souvent les premières victimes des souffrances liées à la guerre. Ces décès terribles ne doivent pas être passés sous silence. Les rescapé·e·s et les familles dévastées doivent obtenir vérité, justice et réparations. »

Amnistie internationale a interrogé à distance 12 personnes, dont quatre victimes et témoins, et quatre membres de familles de victimes. Les chercheurs ont également analysé des images satellite et des rapports médicaux, examiné des photos de victimes et de fragments d’armes, et géolocalisé des vidéos filmées sur les lieux des attaques et des vidéos des opérations menées à l’aide de drones turcs à l’aéroport international de Mogadiscio. 

En se basant sur les photos des fragments de métal des munitions, un spécialiste en armements d’Amnistie internationale a pu confirmer que la frappe avait été menée à l’aide de bombes guidées MAM-L, larguées depuis des drones TB-2, tous deux de fabrication turque.

Les attaques qui n’établissent pas de distinction entre objectifs militaires et objets à caractère civil sont des attaques menées sans discernement qui peuvent constituer des crimes de guerre. 

Des frappes meurtrières

Selon un témoin interrogé par Amnistie internationale, les combattants d’Al Shabab se trouvaient à Bagdad lors des affrontements le 18 mars. Une première frappe de drone a touché une mosquée dans l’est de Bagdad vers 19h30, détruisant le bâtiment et endommageant des habitations alentour. Amnistie internationale n’a pas été en mesure de vérifier de manière indépendante qui était la cible à l’intérieur de la mosquée, ni s’il y avait des victimes.

Selon des témoins oculaires, à la suite de cette attaque, de nombreux civil·e·s se sont réfugiés dans la ferme de Jaffey. La première frappe qui a touché la ferme a fait plusieurs morts et blessés. Une deuxième attaque, environ 30 minutes plus tard, a tué et blessé d’autres civil·e·s arrivés des villages voisins d’Alifow et de Gaalgube pour secourir les rescapé·e·s de la première frappe.

Le 19 mars, Le ministère somalien de l’Information a publié une déclaration indiquant que plus de 30 combattants d’Al Shabab avaient été tués dans les villages de Bagdad et de Baldooska, en coordination avec des « partenaires internationaux ». Il poursuivait : « L’opération a été lancée en réponse à des rapports des services de renseignement indiquant que des combattants d’Al Shabab se rassemblaient dans ces zones et planifiaient une attaque contre le peuple somalien... Quinze membres d’Al Shabab ont été tués lors d’une frappe aérienne à Bagdad. 

On ignore si ce sont les forces turques ou somaliennes qui contrôlaient les drones TB-2 au moment des frappes sur la ferme de Jaffey. D’après une source au sein du gouvernement somalien, des membres de l’Agence nationale du renseignement et de la sécurité (NISA) pilotaient les TB-2 lors des opérations de combat contre Al Shabab. Toutefois, en 2022, le groupe d’experts des Nations unies pour la Somalie a fait valoir que, selon le gouvernement turc, la Turquie n’avait pas transféré les drones à la Somalie en violation de l’embargo sur les armes décrété par les Nations unies, mais qu’elle les dirigeait elle-même « dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ». Toujours en 2022, Ahmed Malim Fiqi, alors ministre somalien de l’Intérieur et aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, aurait déclaré que si les forces turques utilisent les drones, ce sont les commandants somaliens qui désignent les cibles.

Depuis quelques années, la Turquie fournit un appui et des équipements militaires à la Somalie. Des images satellite et des vidéos géolocalisées par le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnistie internationale montrent des drones turcs TB-2 sur la piste de l’aéroport international de Mogadiscio dès le 12 septembre 2022. Après avoir formé pendant plusieurs années les unités « Gorgor » des forces armées somaliennes au camp turc de Turksom à Mogadiscio, les deux pays ont signé un accord de coopération en matière de défense et d’économie en février 2024.

Le 5 avril, Amnistie internationale a adressé des lettres aux gouvernements de la Somalie et de la Turquie, pour leur demander des précisions sur l’opération du 18 mars, notamment pour savoir quelles forces militaires contrôlaient les drones au moment des frappes. Au moment où nous publions ce document, aucun des deux gouvernements n’avait répondu.

« Il y avait des cris, du sang et des corps partout au sol »

Amnistie internationale a déterminé que cinq familles au total appartenant au clan Gorgaarte ont été touchées par les deux frappes sur la ferme de Jaffey. 

Maalim Adan Hussein Hassan Adow, fermier de 49 ans, a perdu son épouse Asli Buule Hassan, 40 ans, son fils Dahir Maalim Adan, 14 ans, et ses deux filles Ishwaq Maalim Adan, sept ans, et Asma Maalim Adan, six ans. Ses deux neveux Abdi Ibrahim Duqow, sept ans, et Salah Ibrahim Duqow, neuf ans, ont également été tués. Sa sœur Fadumo Hussein Hassan Adow, 30 ans, a été blessée à la tête et a succombé un peu plus tard à l’hôpital Digfeer, à Mogadiscio.

Maalim Adan Hussein Hassan Adow a déclaré qu’il ne comprenait pas pourquoi sa famille avait été ciblée : « Ma femme, mes trois enfants et deux neveux ont tous été tués lors de la première frappe qui a touché la ferme. Je me trouvais à Afgoye à ce moment-là. J’ai immédiatement reçu un appel téléphonique de mes proches. Il n’était pas possible de circuler de nuit pour des raisons de sécurité. Je me suis rendu à Bagdad le lendemain matin.

« J’ai identifié les corps de mon épouse et de mes enfants sur place. Ils ont été enterrés dans une fosse commune dans le village de Gaalgube, tandis que mes neveux ont été inhumés dans le village d’Alifow. Je ne sais pas pourquoi ma famille a été prise pour cible pendant le mois sacré du ramadan. J’ai le cœur brisé. »

Ismail Ali Deerey, un agriculteur de 37 ans, et son fils Sadam Ismail Ali Deerey, âgé de neuf ans, ont également été tués. Sa femme, deux de leurs filles et deux de leurs fils, ainsi que son neveu, ont été blessés et soignés dans des hôpitaux de Mogadiscio.

Mohamed Ali Deerey, le frère aîné d’Ismail, a déclaré : « Je me trouvais dans le village d’Alifow. Nous avons entendu un bruit assourdissant. Peu après, j’ai appris que mon frère Ismail avait été touché par une attaque de drone. Je me suis précipité vers la ferme avec mon fils. À notre arrivée, une autre [explosion] nous a visés, couvrant toute la zone d’un nuage de poussière.

« C’était le chaos. Il y avait des cris, du sang et des corps partout au sol. J’ai eu la chance de survivre, mais mon fils de 22 ans, Ali Mohamed Ali Deerey, qui se trouvait avec moi, a été grièvement blessé au niveau du dos. Mon frère Ismail et son fils ont été brutalement assassinés. »

Un parent d’une autre famille qui a perdu six personnes, dont trois enfants, a déclaré : « Je suis horrifié par ce qui est arrivé à mes proches. C’est inhumain. C’est un massacre. »

Le gouvernement somalien est coutumier du fait de ne pas accorder de réparations aux victimes civiles d’actions militaires, ni de réclamer des réparations aux acteurs étrangers lorsqu’ils sont impliqués dans des attaques illégales. Il a également l’habitude d’ignorer les violations commises à l’encontre des communautés marginalisées, telles que le clan Gorgaarte.

Un ancien du clan Gorgaarte a déclaré : « Nous nous sentons négligés et ignorés, personne ne nous défend et personne n’engage le dialogue avec nous. Aucune explication n’a été fournie sur les actes menés contre mon peuple, aucune enquête de suivi réalisée ni aucune marque de sympathie exprimée. Notre priorité est d’obtenir des informations sur les raisons de ce drame. Nous avons également besoin d’être indemnisés pour les pertes subies. »

Complément d’information

Le conflit armé qui oppose le gouvernement somalien à Al Shabab continue d’avoir des conséquences dévastatrices sur la population civile, toutes les parties au conflit commettant des violations graves du droit international humanitaire.

Amnistie internationale a recueilli des informations sur une série de frappes aériennes menées par le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) qui ont tué et blessé des civil·e·s somaliens, dont beaucoup à la suite de violations manifestes du droit international humanitaire. Le 5 avril, elle a adressé un courrier à l’AFRICOM pour lui demander si des forces américaines avaient participé à l’opération du 18 mars contre Al Shabab. Au moment de la publication de ce document, l’AFRICOM n’avait pas répondu.